La brèche. Texte : Naomi Wallace ; traduction : Fanny Britt ; mise en scène : Solère Paré ; dramaturgie : Emmanuelle Sirois et Emmanuelle Jetté ; scénographie et accessoires : Max-Otto Fauteux ; une création de l’Espace Go et Fantôme, compagnie de création. Présenté du 31 août au 18 septembre, avec supplémentaires les 12 et 19 septembre et du 21 au 26 septembre.
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Si ce n’avait été des mesures pandémiques, La brèche aurait normalement été présentée à l’Espace Go, à l’automne 2020. Faut-il le rappeler, une vague de dénonciations d’abus et agressions sexuelles venait de déferler, laissant dans son sillage des questions difficiles à résoudre, notamment en ce qui a trait aux différences de degré et de nature entre les agressions et aux possibilités de réparation. Or, l’un des traits forts de ce second #metoo fut de donner à voir, à la différence de la première manifestation de 2017, que l’agression n’était pas seulement le fait d’individus tout puissants — les Dominique Strauss-Kann, Weistein, Epstein de ce monde —, mais qu’elle était également perpétrée dans des cadres plus ordinaires, où des dynamiques de pouvoir peuvent tout autant se jouer. A posteriori, il est saisissant de prendre acte du fait que La brèche, qui aborde très directement ce cadre ordinaire de l’agression, aurait, l’automne dernier, tout à la fois réfléchi un moment d’actualité très fraîche, tout en l’anticipant, puisque la pièce The Mcalpine Spillway, de Naomi Wallace, a en effet été écrite en 2015. Voir La brèche cet automne, c’est dès lors tacitement l’occasion d’interroger nos consciences : que retenons-nous, un an plus tard, des dénonciations massives de l’été dernier ? Comment ou a-t-on intégré les réflexions qui en découlent ? A-t-on pansé les blessures ?
Le cadre de la fiction et l’évolution des corps dans l’espace scénique offre certainement quelques réponses à ces questions. Nous sommes dans un salon, en 1977. Une jeune femme ouvre le bal, deux jeunes hommes la regardent et lui donnent la réplique. Jude, Hoke et Frayne s’envisagent à la façon d’adolescent·es, comme des individus qui se font les griffes les un·es sur les autres. Rapidement, le caractère de chacun·e émerge : les tirades frondeuses aux connotations ouvertement sexuelles de Jude en font une personnalité forte ; les répliques assurées de Hoke font bien comprendre qu’il domine son comparse Frayne ; les nuances que ce dernier tente d’apporter suggère une plus grande sensibilité. C’est d’emblée autour d’une forme d’auto-sexualisation du corps de Jude que la pièce situe son sujet. À partir de son souffle, de ses avancées, de ses provocations, le thème de la sexualité est ouvert, un peu comme s’il fallait partir de là, en campant le récit à l’intérieur de sa subjectivité à elle, pour pouvoir ensuite parcourir, pendant près de deux heures, ce que son attitude altière recouvre au départ. Néanmoins, Jude n’est pas qu’elle : elle forme avec Acton, son petit frère bullied à l’école — quatrième personnage dont la fonction est, brillamment, tout autant narrative qu’affective — un organisme aussi poreux que stratège, puissant que vulnérable (une distribution de qualités qui met en abyme le spectre des émotions que l’aggressé·e traverse). Aussi, un duo, celui formé par Hoke et Frayne, en regarde-t-il un autre, parfois en chien de faïence, parfois mû par la sympathie.
À cette trame de 1977 vient s’ajouter, de manière contrapunctique, celle de 1991, année où sont de nouveau rassemblés Jude, Hoke et Frayne, à l’occasion de la mort d’Acton. L’alternance entre les temps noue ainsi l’intrigue, en resserrant en amont et en aval le noyau dramatique — l’agression —, et en insérant dans les tableaux scéniques qui se succèdent des thèmes qui viennent indéniablement étoffer la matrice conceptuelle de la pièce. À travers un pacte d’amitié noué entre les garçons sont distillées les notions de sacrifice, de dette et le lot de chantage affectif qui en découle ; à travers la solidarité qui caractérise le rapport entre Jude et Acton sont explorées l’empathie, la protection d’une personne aimée ; à travers l’astuce temporelle de la narration s’insèrent les questions du consentement et du suicide ; de façon plus générale, à travers les aléas de cette trame narrative stratifiée, s’intériorise un monde extérieur implacable dont chacun souffre à sa façon, fût-il agresseur ou agressé·e. De fait, et c’est là une très grande qualité, le récit de La brèche assume la complexité de son sujet en prenant le temps d’en dérouler patiemment les écheveaux. Soulignons aussi que cette complexité est bien servie par la mise en scène, simple et efficace, quoique statique (les distances sociales étaient la plupart du temps observées), avec un décor à deux niveaux facilitant l’étayage du passé et du présent.
Mais c’est aussi dans une façon quelque peu étouffée de faire advenir la rumeur du monde extérieur que La brèche convainc peut-être moins bien. Il est à cet effet intéressant de noter que la pièce de Wallace ne fut jamais jouée dans sa langue originale, suite à la décision de l’un de ses commanditaires de se retirer, en réaction à la critique de l’industrie pharmaceutique que The Mcalpine Spillway contient. De quel monde extérieur parle-t-on ? Déjà, le titre anglais de The Mcalpine Spillay réfère à un barrage hydroélectrique du Kentucky. Des États-Unis d’où écrit si fermement Wallace (aussi co-signataire, en plus de ses pièces de théâtre, de l’essai Trump-ocaplypse now ?) au Québec, que reste-t-il de la critique sociale qui caractérise son écriture ? Inversement, en quoi l’adaptation éclaire le contexte du Québec et comment le Québec trouve-t-il à s’arrimer ce solide ancrage américain ? Si la traduction se charge de faire le pont, avec l’adoption d’un langage cru qui use d’expressions ou de mots québécois, la contextualisation dans une réalité socio-économique propre au Québec reste évasive, faisant en sorte de laisser en suspens une contribution importante du texte original. Certes, on pourrait arguer que le Québec s’insère dans une réalité américaine instrumentalisante et dans la logique aliénante et productiviste d’un capitalisme qui creuse la distance entre les classes sociales, faisant des corps des espaces d’appropriation et construisant la possibilité d’agressions selon, notamment, des logiques de pouvoir intériorisés.
En ce sens, La brèche mise sur une forme d’universalité féminine de l’expérience de l’agression et sur la force féministe qui cherche à s’en saisir, à en faire un récit devenant le terreau à partir de laquelle elle advient. S’il y a une très grande résonance entre la pièce et l’actualité de #metoo, un certain effet de placage ressort en revanche de l’ensemble par une forme paradoxale de pudeur affective qui, abstraite d’un commentaire critique plus précisément contextualisé, semble livrée à elle-même. De manière évidente, le personnage de Jude (doublement joué par Valérie Telos et Ève Pressault) est construit à partir de sa capacité énonciative. Jude tisse le récit de son agression, de part et d’autre du temps, comme pour montrer qu’elle a acquis le pouvoir de vaincre en elle-même cette brèche. Or, même lorsqu’elle apprend qu’une part du récit lui échappe, il reste difficile de s’identifier à elle, de faire corps avec ce bloc quasi-monolitique (jusque dans la façon dont son ton reste ferme et droit). Il est en effet plus facile d’adhérer à Acton (inteprété par Alice Dorval, absolument admirable de nuances et de variétés d’intonation), dont la vulnérabilité infléchit non seulement le propos mais aussi le jeu. S’il ne s’agit pas de trop ou tout exiger de l’expérience traumatique de l’agression, de demander à une héroïne de satisfaire l’ensemble de nos besoins narratifs ou sociaux vis-à-vis de cet enjeu critique, nous aurions voulu davantage sentir en Jude un état de fragilité, cette brèche même qui, loin de contrecarrer la force, l’alimente.
crédits photos : Yanick MacDonald