alterIndiens (alterNatives) Texte : Drew Hayden Taylor; Traduction : Charles Bender; Mise en scène : Xavier Huard; Interprétation : Marie-Josée Bastien, Charles Bender, Charles Buckell-Robertson, Violette Chauveau, Étienne Thibeault et Lesly Velázquez. Une production de Productions Menuentakuan. Présenté au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 25 septembre 2021.
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Les Productions Menuentakuan offrent la toute première adaptation française de la pièce de théâtre alterNatives produite en 1999 par le prolifique auteur ojibwé Drew Hayden Taylor. Bien connu dans le milieu anglophone, Hayden Taylor signe une pièce humoristique, engagée et grinçante dans sa façon de mettre en lumière des enjeux qui s’avèrent toujours d’actualité, malgré les vingt ans qui séparent la production française de sa version originale anglaise. Selon Hayden Taylor, « 95 pour cent de tout ce qui est dit dans cette pièce est vrai
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Sara Minogue, « On stage: AlterNatives serves up cross-cultural confection », Nunatsiaq News, 9 juillet 2004, https://nunatsiaq.com/stories/article/on_stage_alternatives_serves_up_cr… (je traduis).
». C’est ainsi qu’un souper sert de prétexte pour aborder des sujets pêle-mêle et des thèmes aussi larges que les dynamiques de pouvoir au sein d’un couple interracial, l’appropriation culturelle et la notion de politiquement correct.
Après Muliats et Là où le sang se mêle (la traduction française de Where the Blood Mixes de Kevin Loring), la compagnie de théâtre réaffirme sa raison d’être, qui s’exprime dans son nom même, « Menuentakuan » signifiant, en langue innue, « Prendre le thé ensemble, se dire les vraies choses dans le plaisir et la bonne humeur
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Les Productions Menuentakuan, http://menuentakuan.ca/
». Dans alterIndiens, la « bonne humeur » prend la forme d’une comédie de situation où l’on mise sur l’humour pour déstabiliser le public. Le souper d’ami.e.s est organisé par un couple composé de Gabriel, un jeune autochtone dans la fin vingtaine, passionné de science-fiction, qui rêve de publier un best-seller dans ce genre littéraire et Corrine, une professeure de littérature autochtone d’origine juive, de onze ans l’aînée de Gabriel.
Le jeune couple semble au début vivre sa lune de miel. Lors du souper, ce sera la première fois que Gabriel fera la connaissance des ami.e.s de Corrine, une vétérinaire végétalienne et son mari geek d’informatique socialement inadapté. Ces personnages bobo d’Outremont relèvent de la caricature et font preuve d’attitudes que Gabriel connaît trop bien : « Non, je n’ai pas d’opinion sur le personnage de Bill Wabo dans Les pays d’en haut », déclare ce dernier avant même qu’on le lui demande. Croyant avoir pensé à tout, Corrine prépare deux plats pour le souper, une lasagne végétalienne pour ses ami.e.s et de la viande d’orignal pour les invité.e.s surprises : des ami.e.s de jeunesse de Gabriel, avec qui il a rompu tout lien. Ces derniers se qualifient de « guerriers alterIndiens » et ne se gênent pas pour se moquer de Corrine et de ses ami.e.s qui, sans en avoir conscience, ont des idées préconçues sur ce à quoi doit ressembler un.e Autochtone et qui, de surcroît, se gardent d’admettre leurs privilèges, se disant Acadiens plutôt que Blancs ou même « un peu Autochtones » en raison d’une grand-mère éloignée.
Le décor se limite à des livres s’empilant de façon bancale jusqu’au plafond et dispersés au sol, tandis qu’une guitare électrique ajoute une dimension qui dépasse la réalité du souper. De larges carrés lumineux suspendus au plafond forment un cercle, et leur jeu de lumière s’ajoute à la présence d’un mystérieux carré au sol qui s’illumine à quelques reprises pour rythmer les échanges et les révélations. Comme pour les pièces précédentes des Productions Menuentakuan, le public est disposé en cercle autour des comédien.ne.s, ce qui crée un effet d’hyperproximité ajoutant au sentiment suffocant du souper, où les invité.e.s et les hôtes sont prisonnier.ière.s de cet espace – un parallèle, sans doute, avec le caractère inflexible de leurs idées. Je suis assis.e dans la première rangée du cercle, et la proximité avec les comédien.ne.s, qui se positionnent parfois vers le public et d’autres fois lui tournent le dos, diffuse le malaise et les rires dans mon propre corps tout en me permettant de scruter les réactions des autres spectateur.rice.s. En ressort le sentiment d’être entraîné.e.s collectivement dans cette tragicomédie qu’est la vie dans un contexte de colonisation d’établissement.
Le contenu sérieux des dialogues est rendu dans un humour teinté de sarcasme qui fait peu à peu tomber l’apparence de sincérité et de respectabilité des convives et des hôtes. L’insistance de Corrine, qui souhaite que Gabriel écrive à propos des réalités autochtones, à la façon d’une Naomi Fontaine, révèle le carcan identitaire dans lequel elle le confine. La posture de Corrine fait écho à une question plus large : pourquoi les personnes autochtones devraient seulement se prononcer ou s’intéresser à des enjeux autochtones ? Quant à Yvonne, l’ancienne copine de Gabriel, elle rédige un mémoire de maîtrise sur la revitalisation culturelle autochtone sélective à l’aube du contexte politique actuel. Son personnage aborde notamment la question de la reconnaissance du territoire de Montréal, d’abord revendiqué par les Kanien’kehá:ka (Mohawks), mais maintenant aussi par d’autres nations comme les Anishnaabe et les Wendat, ce qui vient compliquer l’histoire des Iroquoiens et de Jacques Cartier. Yvonne, dans son mémoire fictif, demande aussi pourquoi, dans la revalorisation des traditions autochtones, certaines sont mises de côté parce que jugées peu reluisantes. Grâce à l’excellente adaptation par Charles Bender de la pièce de Hayden Taylor, les thèmes qui unissent les enjeux autochtones à travers le temps et l’espace sont amenés de façon à résonner avec une actualité locale pour parler du besoin de nuances et de l’impossibilité d’adopter des points de vue rigides.
En fin de compte, personne ne sort indemne de cette rencontre. Corrine doit répondre des enjeux éthiques liés à son enseignement et à son travail d’anthropologue en milieu autochtone, qui reviennent la hanter. On ridiculise la posture de supériorité morale de la végétalienne qui dénigre l’alimentation traditionnelle sans reconnaître le privilège de ses choix. Gabriel, pour sa part, se sent tiraillé, et aimé uniquement en fonction de ce qu’il représente. Le souper s’avère être un gâchis, comme les relations coloniales plus larges, mais on se dit qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer.
Lorsque la pièce a été présentée pour la première fois à Vancouver en 1999, le théâtre a reçu des menaces d’alerte à bombe d’un spectateur outré qui avait qualifié la pièce de « raciste contre les blancs. » Celle-ci ne suscite peut-être pas le même effet de controverse 20 ans plus tard. Néanmoins, la traduction de Charles Bender a réussi à la transposer en 2021 dans un contexte québécois avec un humour actuel et des références campées dans la réalité d’ici. C’est sans doute ce que la pièce contient de plus doux-amer —traitant d’enjeux peu abordés dans les salles de spectacle, alterIndiens nous rappelle que le contexte a si peu changé que l’effet coup-de-poing qu’elle produit ne s’est pas atténué et se révèle encore pertinent.