Qui veut la peau d’Antigone ? Interprétation : Tatiana Zinga Botao, Philippe Racine, Lyndz Dantiste. Mise en scène : La Sentinelle. Assistance à la mise en scène : Delphine Rochefort. Dramaturgie : Philippe Racine. Direction de production : Erika Maheu-Chapman. Conception : Ange Blédja, Valérie Bourque, Philippe Racine, Sarah-Judith Hinse Paré. À l’Espace Libre jusqu’au 25 septembre 2021.
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Antigone n’a pas dit son dernier mot, et pour preuve : son grand « non » résonne encore depuis la profondeur du mythe et se répercute au fil des voix, prenant plusieurs formes et se réincarnant sous autant de masques. Dans Qui veut la peau d’Antigone ?, première création de la compagnie théâtrale La Sentinelle, Tatiana Zinga Botao, Lyndz Dantiste et Philippe Racine incarnent le personnage mythologique à tour de rôle. L’entreprise de ce jeune groupe, entièrement afro-descendant, est en soi un « non » lancé à la face du monde, tandis que l’on sort de la lenteur et de la sidération imposées par la pandémie pour revoir, dire et métaboliser ce qui s’est passé pendant que la planète retenait son souffle jusqu’à la suffocation, jusqu’à la strangulation : ce « non » aurait pu être celui de George Floyd, de Joyce Echaquan ou de tout·e invisible mourant en Méditerranée sans nom ni droit de sépulture.
Au vu, par ailleurs, des scandales relatifs à l’appropriation culturelle au Québec — et dont Robert Lepage s’était rendu le spécialiste, avant sa virevolte —, La Sentinelle apporte une réponse radicale à la loi implicite qui, dans le milieu artistique québécois, consiste à considérer comme accessoires et interchangeables les corps des personnes issues de la diversité ethnique (mais pas que) et à ne faire entendre dans leurs voix que des rythmes exotiques. Les membres du jeune théâtre se sont rassemblés pour s’attribuer les rôles que personne ne leur offrait, et créer des spectacles où nul·le ne les aurait imaginés — si ce n’est pour faire le palmier ou, au mieux, l’esclave au flabellum. Et le choix de leur première création est fort : le mythe d’Antigone, universel (ou du moins passant pour tel, puisque l’universalisme est un ethnocentrisme), permet au trio de clamer sa légitimité à s’insérer dans une filiation culturelle, celle de leur pays de naissance ou d’adoption. Tout en s’en appropriant les codes, les figures et les images, elle et ils en conjuguent la portée symbolique avec leurs propres itinéraires et sensibilités.
Pendant une semaine, Batao, Racine et Dantiste se succèdent sur les planches de l’Espace Libre pour donner leur propre interprétation d’un monologue. Ce dernier est constitué d’un assemblage de morceaux, puisés dans le texte fondateur de Sophocle mais aussi dans ses réécritures les plus connues, dont celles signées par Brecht et Anouilh. Le pari est réussi dans ce Montréal du « plus jamais ça », puisque le public accourt pour voir cette adaptation, originale par sa forme et sa démarche, du sempiternel mythe de la fille d’Œdipe et de Jocaste.
Le jeu de Philippe Racine, qui est seul sur scène le soir où nous assistons au spectacle, est précis : le comédien d’origine haïtienne jongle habilement avec la voix d’Antigone, fragile et assurée, celle de Créon, arrogante et surplombante, puis de Tirésias, sage et créole (un choix d’accent à interroger, soit dit au passage, puisqu’il frôle l’auto-essentialisme, même si la démarche d’appropriation devrait l’expliquer). Maîtrisé, le jeu convainc : les voix ainsi posées, en harmonie avec la gestuelle du corps, font habilement passer le comédien d’une incarnation à l’autre. La scène est toute tendue de cordes et de rubans rouges, un décor d’une symbolique efficace quoiqu’évidente, qui semble piéger Antigone dans les filets de sa destinée, particulièrement lorsqu’elle s’accroche à ces nouages, s’y fraie un chemin, rampe dessous. Le plafond, bas comme celui d’une caverne, accentue l’impression d’écrasement qui confère d’emblée au corps d’Antigone une allure démantibulée. Ses gestes, lents et saccadés, invoquent l’organicité malgré un trop-plein d’esthétisme. Le rythme est hachuré, et l’atmosphère, entre sentiment de pression et lumières tamisées, est suffocante : Antigone est déjà une ombre, prise en tenaille entre la loi divine et la loi des hommes. Les extraits de l’Antigone haïtienne de Félix Morisseau-Leroy, qui résonnent entre les tableaux, ouvrent des perspectives vers l’île martyre dont Racine est originaire, et autour de laquelle est centrée la proposition de Dantiste (notamment par le biais de la question du vaudou, qui actualise le mythe dans la réalité d’un pays infusé de sacré). Ces échappées sonores offrent un certain souffle à la performance, dont la grande réussite reste celle de l’effacement du genre : au bout de quelques minutes, l’on oublie que, sous nos yeux, Antigone a un corps d’homme. Preuve s’il en est que tout est question de biais (ce qui fait d’ailleurs écho à la proposition anti-œdipienne faite par Judith Butler dans Antigone’s Claim (2002), où cette figure jette un trouble dans la génération (en s’élevant contre l’ordre établi, la loi patriarcale) et dans le genre.
Il y a cette idée que l’art peut offrir sépulture, métaphoriquement, aux victimes de la violence historique. Un tel présupposé trompe la tentative d’une impossible réparation, doublée du désir d’expier un crime dont on aurait reçu l’héritage : le corps de Polynice demeure offert aux quatre vents, et les vivants, assistant à la mise en scène du désastre — la catharsis des théâtres grecs —, sont autorisés à survivre. Ce que dit le mythe, et que rappellent les comédiens et la comédienne de Qui veut la peau d’Antigone ? dans leurs solos respectifs, c’est l’obligation du sacrifice, qui ici s’impose dans un universalisme hélas vrai et actuel. Antigone est celle qui parle mais que personne n’entend : personne, c’est Créon, l’oncle roi vouant à la pourriture le corps de son neveu, et nous, public, qui écoutons Antigone s’essouffler et mourir à répétition depuis 2500 ans. Antigone, c’est celle dont la voix délivre la vérité une fois morte, même si Tirésias, le devin aveugle, en a prévenu. C’est que le mythe est doté d’un pouvoir quasi-mystique de captation des sens et des consciences tel qu’il confère d’emblée au projet de La Sentinelle, qui fait d’Antigone sa pièce inaugurale, la force du symbole. La compagnie est là pour veiller.
crédits photos : Jules Bédard.