Logic of the Worst. Étienne Lepage en collaboration avec Frédérick Gravel. Avec Jon Lachlan Stewart, Yannick Chapdelaine, Marie Bernier, Marilyn Perreault et Philippe Boutin. Présenté au Centaur du 2 au 5 mars 2022. En partenariat avec La Chapelle Scènes Contemporaines pour le Festival Wildside.
///
Les interprètes flânent déjà sur le plateau (dépouillé, sur lequel on trouve seulement un canapé vert, un bureau et des câbles), comme s’iels attendaient l’arrivée d’invité·es tandis que le public prend place. Iels bavardent, jouent avec les câbles et affichent parfois des signes évidents de nervosité. On comprend rapidement qu’il n’y a pas de quatrième mur dans Logic of the Worst, une pièce qui fait tomber, presque méthodiquement, tous les masques que l’on revêt en société : celui de l’ami·e, de l’employé·e, de l’enfant, de l’amant·e, etc. Comment échapper à ces rôles sans mode d’emploi que nous devons interpréter au mieux dans un scénario imprévisible qui menace, à tout instant, de tourner au pire ?
Logic of the Worst ne donne pas réellement à voir des personnages bien définis et inscrits dans une trame narrative claire. Les acteur·rices, qui changent plusieurs fois de rôle, sont avant tout les véhicules d’une variété de monologues donnés sur le ton de la confidence. En nous livrant des anecdotes catastrophiques sur le mode du stand-up et du sketch, iels prennent à témoin les autres interprètes qui réagissent en cœur avec le public par des moues de dégoût, des rires, parfois de courts commentaires. Dans une intervention qui semble se poursuivre infiniment, l’un d’elleux raconte comment il s’est masturbé compulsivement au point d’en réduire son pénis à un lambeau de chair sanglante. Un autre évite la mort de justesse, mais ne semble pas s’en préoccuper outre mesure, et défie le médecin qui tente de le convaincre d’améliorer ses habitudes de vie. Une femme énumère les raisons (souvent injustifiées) de s’enfuir en courant tandis qu’un homme, après s’être évadé à l’autre bout du monde dans un déchaînement de violence, développe une passion absurde pour la course à pied. « Things happen. It’s useless to ask yourself why », affirme ainsi, en interview, un homme qui ne fait jamais d’introspection, ne cherche pas à s’améliorer et agit aléatoirement, toujours prêt à approuver les événements tels qu’ils se présentent à lui, aussi horribles soient-ils. Il s’agit moins, en déployant cette logique du pire, de donner un sens à l’existence que de questionner l’idée selon laquelle il faut créer, à tout prix, de l’intelligible face au chaos.
Coup-de-poing
Lorsqu’une femme tue, par accident, l’homme qui se trouvait derrière la porte de son appartement en l’ouvrant d’un coup sec, elle tire profit de la situation et se débarrasse de la carpette pleine de sang (qu’elle détestait de toute façon). En rejouant la scène deux fois de suite, la première au rythme de la réflexion de la meurtrière, la deuxième en « temps réel », la pièce fait apparaître l’écart entre la situation et la pensée dans toute sa splendeur. Et le demi-cantaloup démoli à coups-de-poing, en guise d’imitation de la tête percutée par la poignée de porte, aboutit ainsi au sol telle une démonstration visuelle de l’expression « se casser la tête ». À vrai dire, le coup-de-poing au visage est une action récurrente dans la pièce, et ce retour intriguant du geste lui fait parfois prendre l’allure d’une danse trahissant le désir partagé de se débarrasser du visage — cette partie du corps qui, en traduisant la plupart de nos actes de lecture du monde, par la parole ou les mimiques, orchestre le sens.
Aux limites du visage
Perdre la face remplace alors l’objectif de la sauver. Au lieu de préserver les apparences, les interprètes exposent leurs faiblesses, leur ignorance et leur méchanceté lors d’échanges sombres et ludiques qui prennent la tournure d’un concours de cruauté visant à déterminer qui est le ou la pire ami·e, puis le pire être humain. Mais quand on perd la face, que reste-t-il ? « À mesure que nous liquidons nos hontes, nous jetons nos masques. Le jour arrive où notre jeu s’arrête : plus de hontes, plus de masques. Et plus de public », écrit Cioran dans Syllogisme de l’amertume. En effet, lorsque la pensée arrive, enfin, au bout de ce qui semble être le pire, les interprètes se mettent à danser comme s’iels avaient oublié la présence du public ; le corps commence à s’exprimer là où le visage, limité par le regard d’autrui, s’était arrêté.
Le spectacle, qui avait commencé à l’insu du public, prend fin subitement, respectant ainsi la logique du hasard qui le guidait. Logic of the Worst épuise le principe consistant à donner sens au monde et nous force à contempler cette béance qui sépare la pensée de la parole, le discours de la compréhension, l’événement de la réception. En approuvant, sans mot dire, l’impondérable, l’inexplicable et le fortuit, c’est toute la fragilité du monde que la pièce accueille, dans le rire autant que dans la peur, la tristesse et le dégoût.
crédits photos : Gunther Gamper