Via Kanana, compagnie VIA KATLEHONG DANCE, chorégraphie : Gregory Maqoma ; direction artistique : Buru Isaac Mohlabane. Suivi d’un documentaire de Valérie Lessard. Webdiffusion sur demande par Danse Danse du 16 février au 6 mars 2022.
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« On n’exagèrerait pas en disant que par la musique africaine les occidentaux
commencent à vivre par et à travers leur corps d’une manière nouvelle.
Les colonisateurs finissent par être colonisés. »
J.M » Coetzee, Journal d’une année noire, 2008
Pantsula. Que vous dit ce terme de danse ? Sans doute rien, pas plus qu’à moi. C’est pourquoi quatre organismes de diffusion et de production – Danse Danse de Montréal, le Centre national des Arts d’Ottawa, le Harbourfront de Toronto, Danse house de Vancouver – ont uni leurs efforts non seulement pour présenter la danse pantsula, une vibrante gestuelle d’Afrique du Sud, mais pour la faire comprendre grâce à l’initiative DigiDanse.
Dans un documentaire étoffé signé Valérie Lessard, qui suit la performance filmée tout en nous montrant les lieux où cette danse est née, on découvre le contexte d’origine et les artistes reconnus de ce genre artistique. Ils proviennent de quartiers où leurs gestes prennent sens : ce sont les townships de Johannesburg. Ils ont trouvé par la danse un chemin pour échapper à la délinquance ; issus de la rue, certains se professionnalisent et transmettent leur art par l’enseignement. Ils sont originaux, authentiques, protestataires, toniques et joyeux. Ils racontent des histoires, sans qu’elles nous paraissent inconnues. Ils ont pourtant un style identifiable : street dance, hip hop, rap, claquettes, jazz afro-américain, et un look vestimentaire qu’ils qualifient d’« italien » ; une mode agrémentée d’inventions locales et de gestes empruntés au quotidien.
Grâce à une chorégraphie du Sud-Africain Gregory Maqoma ainsi qu’à l’apport de la danseuse Julia Burnham, la compagnie Via Kathlehong, créée en 1992, a donné naissance à Via Kanana, une performance énergisante qui fait sa réputation depuis 2017.
Engagement
Dans son discours de réception du Prix de Jérusalem pour la liberté des individus dans la société (1987), l’écrivain nobélisé J. M. Coetzee se prononçait avec une sévérité autocritique sur les aspirations légitimes de son pays : « Le prix le moins élevé consiste à détruire les structures non naturelles du pouvoir qui définissent l’État sud-africain. (…) Les relations rétrécies et déformées entre êtres humains, créées durant le colonialisme et exacerbées sous ce qu’on appelle de façon plutôt lâche l’apartheid, trouvent leurs représentations psychiques dans une vie intérieure elle-même rétrécie et déformée. » Culture de prison, disait-il de la littérature, pourtant empreinte d’immensité. On peut se réjouir que les « conditions de goulag » qu’il décrivait sont en voie, par la danse, de se transformer.
Référence biblique, ironique, à la terre promise de Canaan, Via Kanana déporte cette promesse de l’héritage en un mix de cultures où les danses zouloues sont réinventées en fonction d’une mondialisation qui a pénétré au cœur des quartiers les plus déshérités.
Si cette danse contestataire est née durant les années 1960, pendant que, dans le Bronx, on inventait des pratiques comparables, l’esprit en a évolué. Le chorégraphe, Gregory Maqoma, et le directeur artistique de la compagnie, Buru Mohlabane, insistent sur la dénonciation de la corruption en Afrique : « Le seuil de tolérance de l’Afrique envers la corruption est stupéfiant », lit-on clairement sur un écran.
Danser
Pourtant, l’essentiel de cette pièce n’est pas dans l’idée. Même si certaines scènes font explicitement référence à l’inertie collective, par des textes projetés ou scandés et des gestes de privation de liberté, ce qui frappe est la joie des interprètes, leur dynamisme et leur sens du rythme. L’harmonie du groupe renvoie à un idéal de culture communautaire et fraternelle – celle-ci est ici représentée presque exclusivement au masculin (sept danseurs, deux danseuses puis une seule). Toutefois, les solos donnent une large place à Julia Burnham, talentueuse danseuse contemporaine qui fait le lien entre les influences et les genres.
« Kathlehong » est un mot zoulou qui signifie « se dandiner comme un canard » ; des scènes de danse en ligne y font un clin d’œil. « Via » désigne le chemin, la voie de sortie, ici le train qui strie ce continent, transportant les gens et les marchandises, les rêves, les projets et permettant les déplacements incessants d’une population bigarrée. Pour les jeunes nés dans la pauvreté, la pièce est une espérance réalisée.
L’impact du nombre et de la mixité
Si la gestuelle se caractérise par des frappes de pieds rapides, des piétinements de Gumboot (bruits de bottes des mineurs en signe de solidarité), des mouvements de jambe coordonnés et des déambulations souples et syncopées, c’est la musique (signée Samuel Makhatade Khabane), très mélodique, qui fait le lien entre les images des bidonvilles et des habitants, les étendues sèches et les trains bondés. Les chants, les cris de joie ou de révolte, le rêve d’une Afrique débarrassée de la corruption, tous les éléments théâtraux de cette danse vernaculaire s’amalgament à l’esprit soul, l’âme de la musique.
On comprend l’énergie époustouflante et communicative de ces interprètes multipliés par la projection de leurs ombres en fond de scène. Le chorégraphe Gregory Maqoma, bien connu en Europe, donne à la pantsula de cette compagnie une version contemporaine de la fragile liberté, mais aussi de sa spiritualité. On en a mis beaucoup, dans cette pièce laboratoire. Les rythmes du train, les manières de séduire, les jeux de groupe et les rites anciens traversent l’exécution peaufinée de Via Kanana. Selon la prédiction de Coetzee, elles viennent maintenant à la rencontre du public nord-américain.
crédits photos : Christian Ganet