Baldwin, Styron et moi. Texte : Mélikah Abdelmoumen, James Baldwin et William Styron. Mise en lecture : Jonathan Vartabédian. Musique : Charles Papasoff. Interprétation : Lyndz Dantiste, Émile Proulx-Cloutier et Elkahna Talbi. Au Théâtre de Quat’sous, dans le cadre du FIL (Festival international de littérature), les 27, 28 et 30 septembre 2021.
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C’est dans les pages du magazine Spirale que la réflexion a pris racine : Mélikah Abdelmoumen était invitée, dans le cadre du numéro 268 consacré à « l’appropriation culturelle », à livrer ses impressions sur un concept encore marqué, au printemps 2019, par les turbulences de l’été 2018 autour de SLĀV et Kanata. La proposition de Baldwin, Styron et moi constitue, pour beaucoup, un jeu d’équilibrisme entre l’engagement de l’écrivain afro-américain James Baldwin, l’écrivain blanc du sud des États-Unis William Styron, et l’écrivaine québécoise, « issue de la diversité » bien malgré elle, Mélikah Abdelmoumen. Avec les positions irréconciliables, les époques si distantes, et notre contexte culturel allergique aux dialogues, le texte d’Abdelmoumen jongle fort habilement – il jongle en équilibre, c’est dire.
Un dialogue dans le dialogue
Baldwin, Styron et moi accueille ; il accueille un extrait de « Face à l’homme blanc », nouvelle éponyme du recueil de James Baldwin (Going to meet the man, 1965) ; il accueille également un extrait des Confessions de Nat Turner (1967) signé par Styron ; puis des critiques choisies contre le texte de Styron, qui s’appropriait la voix d’un afro-américain ayant pris la tête d’une révolte d’esclaves en 1831 – l’opus William Styron’s Nat Turner : Ten Black Writer Respond ne fait pas dans la dentelle. Toutes ces voix se posent sur la fissure raciale bien sûr, et sur la possibilité même d’adopter le regard de l’autre.
Chez Baldwin, l’exercice d’empathie paraît radical. En effet, l’écrivain tente, dans sa nouvelle, d’adopter le regard d’un policier blanc raciste ; celui qui semble nier l’humanité des noirs est alors humanisé par l’écrivain, son comportement lié à des traumatismes d’enfance, mais surtout à une configuration idéologique, où la violence est normalisée.
Or, si William Styron se prête à un exercice semblable – se mettre dans la peau d’un esclave noir –, la réception critique fronce les sourcils : évidemment, relève-t-on, le Noir de Styron est stéréotypé, tricotté par des mains et des préjugés de Blanc ; il semble émasculé, relève l’un des Ten Black Writer, ce qui permet de mettre à distance la menaçante puissance sexuelle des Noirs, poursuit-il ; le Nat Turner de Styron adopte l’attitude d’un intellectuel blanc neurasthénique, écrit un autre, comme un « Hamlet à la black face ». Si l’extrait de Baldwin présentait le lynchage d’un homme noir perçu par le regard d’un enfant blanc (et policier raciste en devenir), l’extrait de Styron donne à voir une révolte d’esclaves en cours, et le meurtre de Margaret Whitehead par Nat Turner. Ce dialogue, par violence interraciale interposée, fascine : le montage offert par Abdelmoumen nous permet de voir s’entrecroiser, sur une même scène, les regards et les possibles, les limites aussi de cet « exercice d’empathie » que constitue la littérature.
Deux véritables dialogues sont également mis en scène, dans Baldwin, Styron et moi. Le premier est fictif : Styron et Baldwin sont devenus amis, en 1960, alors que le premier avait offert d’héberger le second. Abdelmoumen imagine ce que pouvaient être les discussions de personnes si éloignées culturellement. Dans le récit qu’elle confectionne, les confidences se multiplient entre les deux hommes ; Styron confie venir d’une famille esclavagiste ; Baldwin mentionne sa frustration face à la ségrégation, son esclandre dans un restaurant qui refusait de le servir, sa nécessité de partir, ensuite : « Si je reste aux États-Unis, soit je tue quelqu’un soit je me fais tuer. » L’autre dialogue, tiré des archives – dont on peut entendre des extraits originaux, repris aussitôt par les comédiens – réunit Styron et Ossie Davis, modéré par James Baldwin – c’est disponible ici. Nous sommes en 1968, sur les brisées de la polémique des Confessions de Nat Turner et de la réponse des Ten Black Writer. Davis est cinéaste, et la polémique s’exacerbe face à l’annonce d’une adaptation cinématographique du livre ; pour Davis, le texte de Styron présente cette violence de l’homme noir contre la femme blanche tel que répétée par la doxa américaine. La raconter dans un film constituerait un véritable danger – une question de vie ou de mort : « quand un livre devient un film, quand il pénètre le living room de l’Amérique », que se passe-t-il ? demande Davis. Il évoque alors tous ces hommes noirs lynchés parce qu’ils étaient perçus comme des menaces sexuelles pour les femmes blanches ; combien d’hommes noirs seraient à nouveau assassinés après la sortie d’un tel film ? L’argument porte.
Quel pouvoir pour la littérature ?
Mélikah Abdelmoumen croit à cette chose que serait la littérature. Lorsqu’elle planchait sur son texte, celui à l’origine de cette mise en lecture, elle confiait : « Ma foi en le pouvoir de la littérature en était le moteur ». De quoi est faite cette foi ? L’empathie constitue sans doute le cœur de cette « puissance littéraire », mais une empathie que l’autrice voit être menacée par les cases identitaires. Si on ne peut plus parler « pour les autres », la littérature apparaît selon elle comme désarmée, rivée aux identités prédéfinies, et l’exercice de dialogue que le texte littéraire suppose s’en trouve fragilisé.
Dans cette mise en lecture alliant voix et paroles, structure essayistique et fiction bienvenue, on dépasse les lieux communs et les positions campées ; on voit une « mise en danger », également, qui donne un sentiment de fraîcheur, mais pas seulement. Une vulnérabilité nécessaire, aussi : celle qu’il faut pour camper le dialogue.
crédits image: Benoît Erwann Boucherot