Corps titan (titre de survie). Texte : Audrey Talbot ; mise en scène : Philippe Cyr, assisté de Vanessa Beaupré ; scénographie et conception lumière : Cédric Delorme-Bouchard ; avec Francis Ducharme, Catherine Larochelle, Papy Maurice Mbwiti, Leni Parker, Audrey Talbot ; une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et de L’Homme allumette, en coproduction avec le Théâtre français du Centre national des arts. Présenté du 23 avril au 15 mai 2021.
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Le 28 mai 2013, en se rendant à vélo à une répétition de théâtre, Audrey Talbot est renversée par un camion. Son corps est déchiqueté, disloqué, fracassé. Les témoins de l’accident peinent à croire qu’elle a survécu à l’impact ; pourtant, elle respire. On la transporte in extremis à l’hôpital. Débutent alors plusieurs mois d’interventions médicales et de chirurgies pour la maintenir en vie, reconstruire son corps et limiter les dégâts. Puis suivent plusieurs années de réhabilitation afin de lui rendre son élocution, sa motricité, tout pour tenter de lui redonner une qualité de vie qui soit au plus près de ce qu’elle avait avant l’incident. Ayant gardé peu de souvenirs de l’impact et de ces mois de reconstruction, Talbot a décidé de partir sur les traces de sa mémoire, c’est-à-dire de celles et ceux qui en étaient les gardien·nes, parce qu’ils·elles ont pris soin de son corps au moment où elle-même en était incapable. Corps titan (titre de survie), présenté ces jours-ci au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, est le résultat de cette réappropriation.
Ces gens qui nous propulsent
Aussi personnelle soit sa démarche, la dramaturge n’a pas opté pour la forme attendue du témoignage monologué : elle a plutôt choisi de s’entourer d’une distribution chorale, de façon à célébrer l’individualité de celles et ceux à qui elle doit sa renaissance : ambulanciers, policières, pompiers, témoins, mais aussi le personnel de l’Hôpital général (chirurgien·nes, spécialistes, médecins, infirmier·ères, préposé·es) et de l’Institut de réadaptation Gingras-Lindsay-de-Montréal. L’hommage implicite au personnel de la santé, qui traverse tout le spectacle, offre d’ailleurs un écho intéressant à la situation pandémique des derniers mois, conférant un surcroît de sens et de valeur à ce texte.
La réussite du spectacle dépend en grande partie de cette polyphonie, laquelle permet de dynamiser une trame autrement très linéaire. Ces personnages périphériques soutiennent le récit, et leurs va-et-vient donnent un rythme salutaire à cette partition – ce qui ne l’empêche pas de comporter quelques longueurs en deuxième partie, par exemple lorsqu’on enchaîne les séances de physiothérapie pour nous signifier à quel point le processus a été long et laborieux. Cette galerie de personnages est brillamment incarnée par Francis Ducharme, Catherine Larochelle, Papy Maurice Mbwiti et Leni Parker : les quatre comédien·nes passent d’un rôle à l’autre avec aisance, conférant à chacun un caractère distinct, ce qui permet à la trame narrative de demeurer limpide même dans les moments où le rythme est effréné. Leur jeu, tout en nuances, est probablement l’aspect le plus réjouissant de ce spectacle.
En cela, il faut aussi saluer la direction de Philippe Cyr qui, encore une fois, nous offre une mise en scène d’une grande précision. On retrouve avec bonheur la rigueur sensible qui caractérise son travail ; rien n’est laissé au hasard. Tout s’enchaîne dans un ballet où rien ne semble forcé ; l’ensemble a été réfléchi pour servir ce texte délicat. À ce titre, le travail de Cédric Delorme-Bouchard à la scénographie et aux éclairages est impeccable : la sobriété du décor parvient habilement à nous transporter d’un lieu à un autre par un simple changement de lumière ou un déplacement d’accessoire. L’enchaînement des scènes est d’une fluidité désarmante ; une chorégraphie parfaitement maîtrisée par les comédien·nes.
Dramatiser le drame
Malheureusement, malgré toutes ces qualités, une fois la situation initiale stabilisée, la fable perd son dynamisme et devient vite répétitive. Les fragments de monologues intérieurs qui auraient pu nous donner accès aux réflexions du personnage, à sa sensibilité, semblent trop rédigés et sont moins crédibles, ainsi déclamés sur scène. La difficulté est là : quand on présente un spectacle où il est question d’un drame aussi personnel – écrit et joué par la personne qui l’a vécu, qui plus est –, où tracer la ligne entre performance et témoignage, entre dramatisation et authenticité, maîtrise et vulnérabilité ? Par moments, dans Corps titan, on sent que cette tension n’est pas clairement établie.
On voudrait se rapprocher des émotions brutes, mais on nous en offre souvent une reconstitution esthétisée. Si les événements relatés sont eux même atroces, la façon d’en rendre compte nous garde à distance. Le parcours d’Audrey Talbot est incroyable, inspirant même, mais certaines ruptures de ton font qu’on ne sait plus toujours à quel type d’objet théâtral on a affaire. Quelques beaux moments de poésie ponctuent pourtant le tableau, par des fabulations dues à la consommation d’opiacés ou par des références intertextuelles à Pinocchio ou Le bruit des os qui craquent, mais ils sont trop peu nombreux pour vraiment propulser le récit.
Quoi qu’il en soit, cela n’enlève rien à la force évocatrice de Corps titan (titre de survie). Audrey Talbot nous met en garde dès le début du spectacle : elle ne prendra pas de détours ni de gants blancs. Le texte est cru, graphique, il va droit au but ; c’est à la fois sa force et sa faiblesse. Ce n’est pas chose aisée de dire l’indicible, de mettre des mots sur ces drames – et ces miracles – qui dépassent l’entendement. Ne serait-ce que pour cela, on ne peut que reconnaître le courage et l’ambition de la comédienne qui, en direct sur scène, se réapproprie son histoire et son art, tout en nous conscientisant à l’inimaginable.
crédits photos : Valérie Remise.