King Dave. Texte d’Alexandre Goyette en collaboration avec Anglesh Major ; mise en scène, Christian Fortin ; interprétation Anglesh Major ; scénographie et costumes : Xavier Mary (HUB Studio) ; Éclairages : Renaud Pettigrew ; Musique et conception sonore : Jenny Salgado ; Accessoires : Normand Blais ; Conseil : Marilou Craft ; Assistance à la mise en scène : Frédéric Boudreault. Du 1er au 23 mai 2021 chez Duceppe.
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C’est Anglesh Major, ce soir, qui incarne King Dave. Il s’agit de la nouvelle mouture de la pièce que fait tourner depuis 2005 Alexandre Goyette, qui l’a écrite et qui l’a performée, seul sur scène, dans une prestation moult fois remarquée. Cette pièce à la vie longue a aussi connu une itération cinématographique dans le film du même nom de Podz, où on suivait aussi les mauvais choix que faisait un jeune homme en quête de sentiment d’appartenance, prêt à tout pour prouver qu’il est quelqu’un.
Faire entendre une langue
Le texte King Dave, version 2020-2021, a été retravaillé par Anglesh Major qui y a intégré sa propre voix, ses propres inflexions haïtiano-montréalaises. Entendre la langue dans laquelle il s’adresse au public est pour moi un choc : c’est une langue avec laquelle j’ai grandi dans les chilling, les party, dans la cour d’école de ma polyvalente. Je suis née dans St-Michel dans une famille aux identités métissées. Dans le milieu culturel qui, graduellement, est devenu le mien, personne (ou du moins, le croyais-je) ne la parlait. Remplie de get, de aight, des mots « vagabond », « masisi », de tchuipage, je me sens en terrain connu dans la voix portée par Major.
Enfoncée dans mon siège de velours rouge, je souris sous mon masque en me disant que cette langue que je connais si bien, que j’ai désapprise pour me faire accepter dans les milieux où j’évolue désormais, est servie, peut-être pour la première fois, à un public majoritairement blanc qui n’en connait pas les codes. Une manière de dire : même si vous ne comprenez pas tout, allez, vous êtes capables de suivre quand même. Un comportement que la plupart des personnes de minorisations diverses ont dû adopter quand elles arrivaient dans des milieux d’où elles n’étaient pas issues. Pour « passer » sans trop d’anicroche, c’est ce qu’il faut faire : essayer de suivre. S’accrocher. C’est exactement ce que doit faire le public devant King Dave, notamment lors de plusieurs moments où le personnage parle créole.
Renverser les rapports de pouvoir
Ce renversement, ce choix de présenter une langue qui n’est jamais entendue dans la culture dominante (qui plus est, de la donner à entendre sans sous-titre, sans explication, à qui n’en connait pas les subtilités) m’apparait apaisant. Une manière de faire voir toute la poésie que peuvent recéler ces voix minorisées dans l’espace social. Ce retour du balancier m’émeut. Je n’avais jamais eu assez d’imagination pour me rendre compte à quel point cela me manquait d’accéder à un espace de reconnaissance, moi pour qui le théâtre reste un lieu d’altérisation car il ne fait que montrer des lieux, des situations d’où ma réalité est perpétuellement absente. C’est ce que ne saisissent pas ceux qui défendent l’appropriation culturelle au théâtre en affirmant que, dans les arts vivants, on doit apprendre à être à la place de l’autre, qu’on s’en fiche bien, si un Noir joue un Blanc : en tant que minorité, pour apprécier être spectateurice de théâtre, nous n’avons d’autre choix que de procéder à une altérisation aigue, car des gens « comme nous », qui parlent « comme nous », le théâtre ne nous en montre presque jamais. Nous ne manquons pas d’empathie ou de subtilité en n’appréciant pas être dérobé.e.s de nos rares opportunités d’apparaitre : au contraire, nous cherchons à être, pour une rare fois, au cœur de notre expérience sensible.
Des voix transformatrices
Au-delà de ces questions d’identification, qui sont néanmoins primordiales, Anglesh Major est un interprète doué et charismatique, qui s’est très visiblement immergé dans le personnage avec un jeu aussi raffiné que physique. Major sait tour à tour, lorsque sont évoquées des conversations avec d’autres personnages et, puisqu’il est seul sur scène, moduler des accents féminins, masculins, québécois, latinos avec une dextérité qui force l’admiration. Il arrive autant à mettre de l’avant le côté joueur et cabotin de son personnage – qui déclenche de nombreux rires dans la salle – qu’à rendre sa violence, sa détresse, son désir d’être vu, enfin, par une société où il est constamment invisibilisé. Le King Dave qu’il présente chez Duceppe est un personnage blessé par une société raciste qui ne voit en lui que sa chair, qu’un déterminisme social qu’il finira, bien malgré lui, par incarner. On en profite du même coup pour aborder, par exemple, de façon brillante les biais délétères des forces policières.
Les scènes où Dave joue du piano montrent toute la sensibilité et le talent qu’il aurait pu exploiter s’il n’avait pas été détruit par des agressions répétées dues à la couleur de sa peau l’ayant amené à transformer sa vulnérabilité en rage destructrice. Lorsqu’il évoque sa mère qui le rabroue et lui demande de devenir médecin ou avocat, d’entrer à l’université, on a accès à un autre devenir du personnage que celui montré par la pièce, alors que Dave tombe dans la petite délinquance jusqu’à commettre l’irréparable. On se demande : si la société n’avait pas écrasé Dave, aurait-il été pareillement poussé à emprunter ces voies peu recommandables ? Sans doute pas. Une chose laisse encore moins place à l’interrogation à mes yeux. Il n’est pas fortuit que cette pièce arrive à ce moment-ci sur les scènes théâtrales du Québec, après l’été 2020, la mise en avant de BLM, qui reste en tête tout au long de la pièce, oui, mais aussi après des années où des militant.e.s ont travaillé, dans la foulée des pièces SLĀV et Kanata, pour une meilleure représentation des minorités sur les scènes d’ici. Ce travail, iels l’ont souvent fait de manière non rémunérée, en s’exposant à des critiques médiatiques violentes. Ce travail, et les portes qu’il a ouvertes, je le voudrais davantage nommé, davantage respecté. Et surtout, qu’on constate à quel point ces discussions souvent difficiles sont aussi en mesure, si on accepte de les entendre, d’enrichir le paysage théâtral actuel et d’y faire résonner des voix transformatrices.
crédits photos : Danny Taillon