Bouleversement, Création : Estelle Clareton ; Chorégraphie : Estelle Clareton en collaboration avec Esther Rousseau-Morin ; Interprétation : Esther Rousseau-Morin ; Assistance à la chorégraphie : Annie Gagnon ; Musique : Antoine Bédard ; Scénographie, costumes et accessoires : Karine Galarneau ; Lumière : Alexandre Pilon-Guay ; Direction de production et régie : Catherine Comeau ; Direction technique : David Poisson. Coproduction : Agora de la danse. Présenté du 28 avril au 14 mai 2021 au Wilder.
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Une scène architecturée sous l’effet d’un éclairage bleuté, vide encore de tout danseur, invitant le regard à projeter sa concentration dans un espace réel et à regagner une part de cognition, voire de conscience… Je n’étais sans doute pas la seule à assister à un premier spectacle de danse depuis, peu ou prou, mars 2020. Quand bien même seulement une quarantaine de sièges de l’Espace Orange du Wilder, mercredi soir, étaient occupés — alors que cette salle est dotée d’une capacité de 242 places — et qu’il était tout à fait impossible de discerner trace d’expression sur ce qui restait des visages ainsi masqués, distanciés et plongés dans la pénombre, une tension agréable planait dans l’air. Cette fébrilité d’avant-spectacle qui, pour ne pas l’avoir fréquentée depuis longtemps, m’a fait l’impression d’une amie imaginaire collective, perdue et retrouvée.
Bouleversement d’Estelle Clareton n’a pas été conçu en rapport avec le confinement, si l’on se fie à son texte de présentation qui écarte d’emblée toute corrélation. Les ressorts créatifs de la pièce correspondent plutôt au souvenir d’une catastrophe naturelle s’étant produite en 2004 (le tsunami en Thaïlande) et aux mécanismes de réponse de l’organisme devant l’imminence de ce qu’il sait être totalement hors de sa capacité d’adaptation. En effet, la pièce met en scène un corps, un seul, en l’occurrence celui de l’auratique Esther Rousseau-Morin, performant non pas un après, mais un avant, et peut-être aussi un pendant la catastrophe. Du moins se joue-t-il à travers la pièce une temporalité qui, fut-elle pensée comme un avant, n’en contient pas moins un déroulement, où postures au sol et debout distinguent différents états d’être et signalent ainsi une progression interne. Et si nous ne pouvons tout à fait affirmer que nous nous situons nous-même encore à ce jour dans un après-catastrophe, fréquenter ce qui en constitue les abords, alors que le retour en salle fait tout de même état d’un avancement, invite à une forme d’actualisation ou de projection rétrospective de ses propres affects.
Faut-il pour autant se précipiter dans l’interprétation ? Non, bien entendu, et le temps de la performance dansée de toute façon est autre, justement. Le bouleversement prend son temps. Il débute sur une mise en espace franche, traversée par une perspective que dessine un tapis plastifié s’étirant longuement et se dérobant lentement sous les pieds de l’interprète, agité d’un mouvement peu à peu perceptible. Positionné à son ascendant, le corps de la femme est à moitié dénudé, tandis que des vêtements et des accessoires gisent tout près d’elle. Un aspect qui souligne peut-être moins une vulnérabilité qu’une disponibilité d’être. En effet, la posture du corps, vertical, dressé, fort même, postule plutôt une façon de se lever qu’un renfrognement fragile et, de là, insiste sur cet avant où le discours entourant la pièce nous situe. Toutefois, la force immanente de ce corps debout, même il s’habillera et continuera de vouloir être, est rapidement soumise aux secousses, à une forme d’érosion. De fait, le mouvement n’apparaît pas longer les grandes lignes axiales du corps. Il pousse davantage par petites saccades entre l’arbre et l’écorce, entre la peau et le sang, il se manifeste là où le corps commence et s’achève, dans cette fine membrane qui nous enveloppe, protège, et qui tend, lorsque les nerfs se détraquent, à perdre sa capacité de défense, aller vers une plus grande porosité.
De cette constitutive agitation nerveuse, le corps d’Esther Rousseau-Morin est donc le siège et c’est avec une rare puissance que l’interprète porte la tension de son rôle. Le caractère affirmé de sa présence pourvoie la pièce d’une véritable complexité émotive, l’effritement nerveux dialoguant avec la résistance corporelle, le tumulte épidermique avec le déploiement progressif du mouvement dans l’espace, la respiration haletante avec la patience de la consomption. S’accrochant dans les rets des accessoires parcimonieux désignés par la mise en scène, ce corps, que très vite on relie à un soi et sa bataille interne, s’indique de la sorte comme un lieu d’auto-affection.
L’altérité des vêtements revêtus, du tapis plastifié (qui d’ailleurs plus tard se transformera en un cocon photogénique aux multiples plis illuminés de l’intérieur où viendra tour à tour s’emmurer et se lover l’interprète contre ou avec elle-même), d’un rouge à lèvre appliqué approximativement sur les lèvres n’est, pourrait-on dire, qu’apparente : en effet, ces objets, qu’ils soient issus de la sphère domestique du personnage ou indexés à la scénographie, se révèlent toujours en tant qu’appropriés et appropriant, extérieurs et intérieurs, surface objective en laquelle entrer ou sur laquelle se frotter et objets d’extension, de projection psychique. Ainsi confrontée à ces quelques jalons scéniques, la danse montre comment la détresse, l’affolement, le besoin de se rassurer en se tenant dans la matière, en la prenant en otage, bref la gamme d’émotions que le thème du bouleversement comprend, organise le personnage toujours en-dedans de lui-même, quand bien même essaie-t-il d’en sortir. Et l’on remarquera à cet effet que l’un des principaux motifs du mouvement dans l’espace scénique, que ce soit au sol ou à la verticale, est le tournement sur soi.
Outre l’émouvant souffle de Morin-Rousseau, le soin apporté à la mise en scène, à l’éclairage et à la musique, respectivement signés par Karine Galarneau, Antoine Bédard et Alex Pilon Guay, mérite absolument d’être relevé. Si Clareton, secondée par Annie Gagnon, réussit à doter cette création d’une telle signature, c’est parce que tout ce qui s’arrime autour du corps bouleversé sert tout à fait d’écrin et de révélateur à son expression. Ce dans la plus grande efficacité possible, celle de l’économie et l’intelligence de moyens. Et l’effet de liveness obtenu par cette corporalité en bataille, sise dans peu et dont les tumultes sont ainsi magnifiés et distillés, s’avère un fabuleux remède pour soigner quelque peu la confusion renfrognée de notre propre intériorité catastrophée.
crédits photos : Stéphane Najman