Niviaq Korneliussen, Homo sapienne, traduit du danois par Inès Jorgensen, La Peuplade, coll. « Fictions du Nord », 2017, 213 pages.
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Dans la librairie féministe l’Euguélionne, les gens s’entassent parmi les livres pour entendre la romancière Niviaq Korneliussen lire un extrait de son premier roman Homo sapienne en kalaallisut, langue officielle du Groenland. Troisième titre de la collection « Fictions du Nord » des Éditions de la Peuplade, dont le projet éditorial est de créer un espace de partage et de rencontre entre les cultures nordiques par le biais de la littérature, ce roman raconte l’histoire de cinq jeunes adultes de Nuuk qui cherchent à définir leur identité et à accepter leurs différences dans un monde dominé par l’« hetero bullshit » (193).
Multipliant les langues, les points de vue et les médiums (textos, lettres, journaux intimes, messages facebook), Korneliussen donne à lire des parcours singuliers qui agencent et combinent différents vécus queer. Il y a Fia, qui quitte le confort d’une relation insatisfaisante avec un homme et qui assume son attirance pour les femmes ; Inuk, qui fuit le scandale au Danemark et qui cache sa peine et son homosexualité sous un discours colérique et homophobe ; Arnaq, qui tente de fuir par l’alcool les abus qu’elle a subis étant jeune ; Ivik, qui comprend qu’il est un homme dans un corps de femme et Sara, qui souffre d’avoir blessé celle qu’elle aime. Ils et elles racontent leurs blessures, se croisent dans des soirées, se font mal, s’aiment, se quittent, se réconcilient.
Enjeux linguistiques et identitaires
D’abord écrit par son auteure en kalaallisut, Korneliussen a elle-même réécrit Homo sapienne en danois, langue officielle du Groenland jusqu’en 2009 qui est encore utilisée par plusieurs institutions, dont les médias. C’est de cette version danoise, avec une validation linguistique faite à partir du groenlandais, que nous parvient ce roman, cinq ans après sa parution originale. La langue comme source de conflit identitaire est donc au cœur de ce texte où se mêlent groenlandais, danois et anglais. À un moment, une des protagonistes se demande : « Qu’est-ce que je ressens? Lust. Comment dit-on lust en groenlandais? » (59) Puisque certains mots font défaut, Korneliussen les importe de l’anglais, reproduisant à la fois le maillage linguistique dans lequel sa génération s’exprime, mais cherchant surtout, par cette fluidité entre les langues, à rendre compte d’une fluidité des genres. Par l’emprunt aux autres langues, l’auteure pallie à l’inexistence de certains concepts en groenlandais pour faire advenir un vécu et une expérience intime queer. L’anglais devient ainsi la base commune à partir de laquelle les personnages se construisent en opposition aux générations précédentes, il marque leur ouverture à de nouvelles réalités sexuées.
Outre la question linguistique, c’est l’identité groenlandaise qui est interrogée par Korneliussen. Inuk, exilé au Danemark pour fuir le scandale entourant la révélation de sa relation avec un homme membre d’Inatsisartut, le Parlement du Groenland, exprime toute sa haine envers son pays, cette « île de la colère » (93). Selon lui, ses compatriotes nient l’existence de l’alcoolisme, de la violence domestique et des abus sexuels lorsqu’ils glorifient l’identité groenlandaise. À travers la virulence de son discours, Inuk est toutefois ramené à l’impossibilité pour lui d’être autre chose que Groenlandais, à son incapacité d’« être danois avec les Danois » (89). Alors, se demande-t-il, « si mon foyer n’est pas au Groenland, si mon foyer n’est pas ici [au Danemark], où est-il ? » (89) Déchiré entre deux identités, Inuk est à l’image de plusieurs jeunes qui ne se reconnaissent pas dans le mouvement indépendantiste ni dans le lien qui unit leur pays au Danemark. Car une chose est claire pour les personnages d’Homo sapienne : « enough of this postcolonial piece of shit » (91). Il ne s’agit plus de remettre la faute sur les autres ou d’utiliser ses problèmes personnels et familiaux pour se dédouaner de ses actes, mais bien de reconnaitre ses responsabilités afin de ne pas perpétuer le cercle de violence et d’abus.