Dance me, BJM-Les Ballets Jazz de Montréal. Chorégraphies : Andonis Foniadakis, Annabelle Lopez Ochoa, Ihsan Rustem ; Musique : Leonard Cohen; Dramaturgie/mise en scène : Éric Jean. Présenté à la Salle Maisonneuve (Montréal) du 5 au 9 décembre.
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You want it darker
We killed the flame
Leonard Cohen
Cinq ans de projet, de préparation, de négociations, de conception, d’ententes, de coordination et de création ; l’hommage de Louis Robitaille à Leonard Cohen, Dance me, fera salle comble cinq soirs au théâtre Maisonneuve. En dépit d’une critique médiatique mordante, voire désastreuse, la pièce, chorégraphiée séparément par trois artistes internationaux (Anabelle Lopez Ochoa, Andonis Foniadakis et Ihsan Rustem), mise en scène par Éric Jean et dirigée musicalement par Martin Léon, a soulevé l’enthousiasme du public, son émoi et un exceptionnel recueillement.
Face à ce consensus mémorial, comment recevoir la férocité critique, qui n’a eu d’égale que l’unanimité autour des quinze chansons de Dance me? Retour, donc, sur un enjeu sensible : fusionner un géant de la musique populaire avec une ambitieuse démonstration dansée.
C’est par une ouverture magistrale que débute Dance me. Les noirs soyeux et théâtraux des éclairages, d’une beauté qui ne se dément pas de la soirée, découpent l’espace, soulignant la sensualité, opposant les gris fumeux des images projetées ou les flocons de neige aux noirs sur noirs, tel un supplément d’âme à la musique. Dès l’avancée des danseurs depuis le fond de scène, quatorze interprètes à l’adresse physique incomparable (ce qui n’exclut ni la fragilité, ni le risque, ni les blessures) rendent hommage à Cohen devant un public de fans. Or certains amateurs d’absolu exigent un plus d’utopie par la danse, comme si, de la proposition scénique, l’idole absente, le chanteur souverain allait se réincarner.
Il y a une longue relation d’amour-haine critique entre Louis Robitaille et les médias québécois. Le danseur phare des Grands Ballets (GBCM) est une figure majeure de l’histoire de la danse québécoise. Nul doute que sa compagnie, où la fulgurante Céline Cassone a volé dans la grâce de Suzanne, a hérité de son style : le travail atteint une telle perfection ballétique que la compagnie accomplit désormais des exploits, grâce à la vitesse athlétique et sans faille des interprètes. Or, la vitesse est le nœud de la guerre d’une certaine danse québécoise, associée à Édouard Lock. Qu’on en retrouve des accents et des figures dans Dance me peut séduire ou irriter qui se souvient que le style de Lock brûla à la fin de sa propre incandescence.
Histoire de danse, donc : l’esthétique des BJM, plus éthérée qu’incarnée, est loin de l’esprit de la communion collective, qui réunirait les admiratifs de Cohen et les amateurs d’une danse aux antipodes de la plasticité linéaire. Peut-on dès lors plaire à tous ? La critique de Dance me proteste contre le fait qu’on y commémore Cohen dans une modernité répudiée pour son manque d’imagination. Ce point de vue sied à un accompagnement critique d’avant-garde. Du côté musical, Dance me, toute perfection d’exécution constatée, n’épouse pas la singularité de Cohen ; pour les puristes de tout acabit, seul Cohen, ce soir-là, réalisait l’exploit de ne pas verser du côté de l’archive.
Qu’avons-nous vu, pourtant? Des trois chorégraphes talentueux, nous en connaissions déjà deux aux BJM. L’absence de progression dramatique décline un invariant du mouvement, qui fait plafonner la danse dans une surenchère ratant le poème. Cette danse détourne inévitablement l’attention vers la gravité de Cohen. Car c’est là que la poésie triomphe. On se prend à l’écouter attentivement, dans les textes insérés en silence qui versent leur puissant monde langagier sur la scène, engageant la réflexion, les rythmes propres, la langue tourmentée et les formules frappantes du poète. Moments de vraie capture de notre intérêt.
La séquence des choix musicaux est belle ; elle a privilégié les enregistrements de concert, les voix multiples et orchestrées, et l’ouverture de Cohen aux cultures, aux traditions du chant et aux mélodies contrastées qui font frissonner. Il manquait toutefois Dance me, œuvre phare du titre, l’interprète pivot de cette pièce s’étant blessé.
Demeure pourtant le point faible, celui de ne pas combler l’absence orchestrale et vocale de Cohen. Que dire de la sonorisation bruyante des basses, tandis que se risquent la guitare hésitante ? De la voix ténue, fragile, à la merci d’une manifestation, dans la salle par chance médusée, d’une danseuse qui entonne Hallelujah et So Long, Marianne? Sensible, ce défi-ci est relevé, mais passe près de tout gâcher.
Cohen ne souffre aucun faire-valoir. La danse, toute magnifique qu’elle soit, éveille un sentiment d’amour-haine, celui qu’on adresse aux idoles sécularisées. Robitaille a touché un tabou, consacré par la mort. Il y fallait un sacrifice, et la critique aime trancher. C’est de l’interdit qu’elle se fait l’instrument, quand il s’agit plutôt, dans Dance me, de rêver à distance d’un objet culturel internationalement convoité et à Montréal trop ou mal aimé, fuyant à jamais hors d’un monde que Cohen lui-même avait répudié.
crédit photos: Thierry du Bois / Cosmos Image