Les enivrés, texte d’Ivan Viripaev, traduit par Tania Moguilevskaia et Gilles Morel ; mise en scène de Florent Siaud ; avec Paul Ahmarani, David Boutin, Maxime Denommée, Benoit Drouin-Germain, Maxim Gaudette, Marie-Pier Labrecque, Marie-France Lambert, Marie-Eve Pelletier, Dominique Quesnel et Évelyne Rompré ; une production du Groupe de La Veillée présentée au Théâtre Prospero (Montréal) du 21 novembre au 16 décembre 2017.
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« Certains signes indiquent que nous ne parlons plus un langage humain », écrit le dramaturge britannique Edward Bond dans La trame cachée (2003). Il poursuit : « nos moralistes sont incapables de nous dire comment nous devrions agir, […] nos médias nous parlent de désastres lointains pour nous faire oublier d'affronter les nôtres, […] nos hommes politiques ne comprennent pas ce qu'ils font, nos enfants s'éloignent de nous. »
Dans quels espaces peut-on entendre ce langage perdu? Nous ne serions pas d’emblée portés à le chercher à la sortie des bars, où les êtres humains ne sont généralement pas à leur meilleur. Et pourtant, avec Les enivrés, l’auteur Ivan Viripaev, lui aussi préoccupé par une humanité en perte de sens prend le parti d’explorer les réflexions intimes et les désirs profonds de quatorze personnages tous plus ivres les uns que les autres. Et ceux-ci ont beaucoup à voir avec les nôtres.
Dès les premières minutes, une jeune femme entre sur scène en titubant. Sa chaussure gauche n’a plus de talon. Elle trébuche à plusieurs reprises, demande : « Ça sert à quoi? Ça sert à quoi tout ça? » Question à laquelle chercheront à répondre chacun à leur manière ces enivrés.
Se succèdent sur scène une série de personnages qui n’ont a priori rien à voir les uns avec les autres et qui se rejoignent non seulement dans leur état d’ébriété avancé, mais aussi dans leurs interrogations existentielles. Au fil de la pièce, ils en viennent à se rencontrer les uns les autres, dans ce hasard étrange des nuits arrosées où tout devient possible.

La mélancolie, l’engourdissement, on nous enjoint d’y renoncer : « Il ne faut pas se pisser dessus de peur » ; « Sortez votre cul de votre mélancolie dans laquelle vous vous engluez comme des mouches dans le miel. »
Ainsi ce jeune marié qui déplore la perte de « contact » avec le monde réel et le fait que les hommes et les femmes de sa génération ne ressentent plus rien, prisonniers d’un emploi où ils se sentent inutiles, des responsabilités multiples, des visites obligées à leur famille. Incapable de s’identifier à cette vie où l’on ne fait que « manger, baiser et dormir », il fait l’éloge d’un amour plus vrai, avec une candeur que seul l’alcool permet.
Dans l’ivresse, chacun perd ses privilèges, son rang, pour entrer dans une zone où les hiérarchies habituelles ne tiennent plus. Le directeur de festival, le professeur, se retrouvent au même plan que la fille de la rue, qui n’a rien et qui ne sait pas trop qui elle est. Comme le décor, dont les éléments disparaissent au fur et à mesure de la pièce, les êtres se dépouillent de ce qui les constitue et se rapprochent de plus en plus les uns des autres.
Bien que tout ce monde soit très ivre, il est moins question ici d’alcool que du dévoilement, permis par l’ivresse, de ce qu’il y a de plus intime chez les personnages, du surgissement de ce qui demeurait jusque là enfoui. Les masques sociaux tombent, les personnages sont nus. Et c’est cela même qui leur permet de s’élever, voire de s’envoler.

Elles sont rares ces œuvres qui, comme Les Enivrés, arrivent à nous interpeler directement, à venir nous chercher dans nos derniers retranchements par des chemins auxquels on ne s’attendait pas. Comme les personnages de la pièce, qui ne cessent de répéter les mêmes répliques d’un film iranien, nous aurons envie de nous rappeler certaines phrases. Nous aurons envie de les partager.
Crédit photos : Nicolas Descôteaux