Bashir Lazhar. Texte d’Evelyne de la Chenelière, dans une mise en scène de Sylvain Bélanger assisté de Julien Veronneau. Avec Rabah Aït Ouyahia. Scénographie de Julie Vallée-Léger, lumière de Cédric Delorme-Bouchard, costumes de Marc Senécal, musique de Guido Del Fabbro et maquillages d’Angelo Barsetti. Une production du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, présentée dans la Salle principale du 19 septembre au 14 octobre 2017.
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Je signe des critiques de théâtre depuis un peu plus de dix ans, et jamais ça ne m’était arrivé : qu’avant le début de la représentation, à la vue de mon crayon, un placier vienne me voir pour me dire qu’il est défendu de prendre des notes pendant le spectacle. J’ai bien entendu cru un temps que le jeune homme blaguait, et puis non, il se voulait sérieux comme un pape, me laissant aussi pantois que les spectatrices derrière moi. Qu’il s’agisse d’une nouvelle directive du CTD’A ou du simple excès de zèle d’un débutant, je n’ai pu m’empêcher de voir dans cette interdiction soudaine une intéressante ironie.
Il est vrai que le comédien en herbe se tient devant nous tel un enseignant devant ses élèves, et que pendant un peu plus d’une heure il demandera souvent de garder le silence. Pourtant l’exercice consistera autant à écouter qu’à écrire : l’un des moments-clés de la pièce d’Evelyne de la Chenelière se trouve dans la lettre que la petite Alice a rédigée au sujet du suicide de madame Lachance que monsieur Lazhar vient alors remplacer. Ces mots qui gênent, bien qu’ils permettraient de « comprendre davantage avec quelle réalité leur enfant doit vivre à présent », constitueront peut-être la raison principale pour laquelle l’Algérien sera congédié après les avoir fait parvenir aux parents.
Ce dernier ne réussira pas à faire en sorte que la directrice de son école le garde parmi eux, pas plus qu’il ne convaincra le juge de le considérer comme un réfugié politique : il a l’histoire, le vocabulaire aussi. Cependant, il ne serait « pas assez émotif » ; sans doute y a-t-il là quelque métaphore de la réception théâtrale… Et c’est sans contredit l’une des forces de Bashir Lazhar que de continuer d’éclairer les terribles malentendus menant à la séparation de la culture et du contexte social (québécois), en faisant du protagoniste un sans-papiers lettré à qui on reprochera sans cesse un certain décalage, sorte d’aveu de culpabilité qui parviendra de sa bouche à plusieurs reprises : « Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, bien sûr que non. »
Le personnage, à l’instar de l’auteure qui l’a engendré, dit en effet beaucoup de choses et, dix ans après sa création, nous parle plus que jamais. La mise en scène de Sylvain Bélanger, d’une sobriété qui n’a d’égale que la retenue de Lazhar, permet assurément un attachement plus profond envers la résilience à toute épreuve qu’on voit suggérée. La scénographie de Julie Vallée-Léger n’est pas sans évoquer « juste un tableau noir avec des yeux qui le regardent. Juste un tableau sur lequel je peux effacer et recommencer », tel que l’expliquera le suppléant. Sur ce sombre espace dégagé, les éclairages de Cédric Delorme-Bouchard font tantôt penser à une scène de poursuite où le voyou se retrouve cerné contre un mur par un faisceau lumineux ; puis ils rappelleront, du haut de la scène, « cette brûlure que [Meursault] ne pouvai[t] plus supporter », ou encore le soleil qui était « incredibly hot and transformed the forest into a desolated area, a kind of Sahara with carbonized trees » dans le rêve de Gaston Talbot. Bref, nous voilà chaque fois en présence de ce moment tragique où la mort survient – ici le monde du protagoniste disparaissant dans un brasier qui, en nous aveuglant de la sorte, est aussi le nôtre.
crédit photo: Valérie Remise