Je disparais, texte de Arne Lygre dans une traduction de Guillaume Corbeil ; mise en scène de Catherine Vidal ; avec Larissa Corriveau, James Hyndman, Marie-France Lambert, Marie-Claude Langlois et Macha Limonchik ; présenté au Théâtre Prospero du 26 septembre au 21 octobre 2017.
///
Il y a des étrangetés sur la scène principale du Théâtre Prospero ces jours-ci. Comme celle que représente le texte de Arne Lygre, auteur norvégien qui est joué pour la première fois dans une production québécoise (une mise en scène d’Homme sans but, par Claude Régy, a déjà eu lieu en 2008 à l’Usine C).
De la situation initiale (deux femmes, Moi et Mon amie, attendent de pouvoir quitter leur pays après une catastrophe récente dont on ne saura jamais rien) jusqu’au dénouement (un couple, Mon mari et Une femme inconnue, choisit de rester plutôt que de prendre la fuite), Lygre déplie une œuvre poétique et mystérieuse où les informations sont esquissées plutôt que dévoilées franchement. Le récit avance en suivant un même motif : devant l’incertitude et l’angoisse que cause l’attente, les personnages, pour passer le temps et oublier leurs malheurs, se racontent des histoires sur le mode de l’allégorie, celle-ci permettant de refléter le réel, de livrer des confidences ou encore de rêver à des jours meilleurs. On assiste alors à une série d’allers-retours entre le réel des personnages et les fictions créées par eux, chaque fiction étant progressivement plus proche du quotidien dont les êtres sur scène essaient de s’échapper.
C’est précisément dans cette interpénétration lente et progressive (mais aussi perverse) de la fiction et de la réalité que se joue la subtilité de l’écriture de Lygre. L’auteur norvégien offre une réflexion cruelle (d’autres diront lucide, c’est une question de point de vue) sur les fictions de soi qu’on s’invente au quotidien, jusque dans l’intimité la plus forte. Lygre écorche au passage différents traits de l’occidental moyen, notamment sa gestion de l’empathie et du don financier comme geste déculpabilisant devant les grandes catastrophes internationales (ce qui ne manque pas de résonner par les temps qui courent). Le tout est d’autant plus fort que les personnages ne se dévoilent jamais leurs secrets les plus profonds, qu’il n’y a pas de révélation finale qui vient remplir les béances du texte ; tout au plus parviennent-ils à prendre conscience des fictions de soi qu’ils s’inventent, conscience qu’il faut refouler aussitôt pour continuer à vivre.
Il y a aussi l’étrangeté que cultive, avec raison, la mise en scène de Catherine Vidal. Il fallait, pour que ce texte soit rendu à sa juste valeur, qu’il tombe entre de bonnes mains. Fort heureusement, la metteure en scène s’empare de la chose avec la finesse qu’on lui connaît. La disposition scénique (trois gradins entourant une aire de jeu dépourvue de tout décor) et l’éclairage plein feu utilisé plus souvent qu’autrement (quelques variations de lumière découpent des lieux différents sur la scène, allant jusqu’à jouer un passage crucial dans le noir complet) permettent aux spectateurs de s’investir dès le départ dans l’univers qui se déroule devant eux. Vidal sait tirer profit du plateau nu et de la liberté de mouvement qu’il permet (trop rares sont les metteurs en scène qui orchestrent des déplacements scéniques cohérents), en plus de faire preuve de l’inventivité qu’on lui connaît depuis Le grand cahier (la scène à la plage est particulièrement efficace d’un point de vue scénique).
Il fallait également des acteurs en grande forme pour soutenir l’étrangeté du texte et rendre les ruptures de ton crédibles. Savamment dirigés par Vidal, ils passent allègrement du naturalisme psychologique à la narration distanciée, sans que le spectacle ne souffre d’un manque d’unité ; bien au contraire, on sent que tous maîtrisent les multiples couches de sens créées par Lygre. Néanmoins, il faut surtout rendre hommage à Marie-France Lambert, qui domine la scène, à l’aise dans toutes les propositions du spectacle.
On peut reprocher à Je disparais d’aller trop dans le pathos par moments (notamment certaines scènes fictionnalisées qui tirent vers des récits plus trash), ce que n’encourage pas nécessairement le texte, peut-être par souci d’offrir aux spectateurs des « vrais moments » joués avec forte sincérité (il faut bien que le public s’émeuve ici et là !) ; ainsi, on s’assure de ne pas trop effrayer le public avec un texte « intellectuel » et « froid ». Néanmoins, on pardonne plus aisément ces écarts lors de la pirouette finale, alors que le nouveau couple qui se crée sur scène dialogue sur un ton presque parodique, en surjouant les émotions, comme pour rappeler que bonheur et amour ne sont, eux aussi, que des fictions (bâties à coups de clichés) qui s’ajoutent à toutes les autres émaillées durant le spectacle.
Rendons également crédit au Prospero, qui nous a permis de découvrir une nouvelle écriture dramatique. Qu’elle se fasse avec un spectacle aussi maîtrisé que Je disparais ne rend la rencontre que plus fascinante.
crédit photo : Matthew Fournier.