AVENIR ET SOUVENIRS DE JOURS MEILLEURS : L’UNIVERS POÉTIQUE DE COMMENT DEBORD

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Jean-François Sauvé

Chaque année, au début de l’été, quand on recommence à entendre le bourdon des tondeuses et à sentir les effluves de BBQ, je me replonge dans la scène indie québécoise en préparant ma playlist de la Saint-Jean-Baptiste. Même si cette musique est loin de m’être étrangère durant le reste de l’année, une pointe de chauvinisme inavoué m’amène toujours, à l’approche de la fête nationale, à prendre un pas de recul pour examiner les créations musicales d’ici.

De toutes les effervescences de cette scène – du nu-disco métropolitain de Choses Sauvages aux chansons de roadtrip de Mon Doux Saigneur, en passant par l’électro-vacances de Super-Plage –, c’est toutefois la musique de Comment Debord qui sonne la plus sincère pour moi le soir du 23 juin. 

Car en cette journée de « fête nationale », Comment Debord propose l’une des rares œuvres qui réussisse à outrepasser la lourdeur des Gens du pays (Gilles Vigneault), « mon arrière-arrière-grand-père… » (Dégénérations, Mes Aïeux) et autres symboles d’un nationalisme devenu quétaine sous le poids de son orgueil. 

De nos jours, les mots « fierté québécoise » sonnent faux, même aux oreilles blanches et « de souche » de celleux auxquel·le·s ils s’adressent principalement. Or, l’art de Comment Debord n’est pas tant l’expression d’une « fierté » que d’une appartenance : la poétisation de référents culturels oubliés ou de tournures vernaculaires tout droit sortis de la bouche de nos mononcles ; la célébration de la manière que nous avons de dire « tournade » ou « fantombe », à l’âge où l’on ne nous a pas encore appris la bonne prononciation des mots ; la réhabilitation de l’esthétique brunâtre du sous-sol de nos grands-parents dans les années 1970 ; au côté de l’idéalisme qui les faisait rêver quand leurs cheveux étonnamment longs sentaient encore le hasch. Lorsque tous ces éléments se déploient, un soir d’été, émanant d’un haut-parleur portable posé sur une table de parc, la poésie de Comment Debord réussit à mettre en valeur une mosaïque de signes et d’affects de ce qui construit le « Québec » dans la tête de plusieurs d’entre nous.

« Je n’ai pas peur de les nuages / qui viennent de l’Ontario / mais je les trouve bizarres quand même / d’être pointus de même »

Maniant les « malapropismes » avec éloquence, Rémi Gauvin, seul parolier du groupe, semble fonder sa poésie sur une naïveté formelle digne des meilleures œuvres de Miyuki Tanobe ou d’Arthur Villeneuve. Couplée à des références qui parlent à bien des gens ayant grandi dans le confort relatif de la grande classe moyenne québécoise, la juvénilité que cette poésie incarne distingue Comment Debord du reste de la scène musicale. 

Bien que Bon Enfant puisse verser dans une similaire esthétique « années 1970 », avec plus de tubes à son actif, et que Jérôme 50 nourrisse la même passion pour la langue québécoise, Comment Debord compose des chansons qui sont, à ce jour, les seules à avoir ravivé en moi cette mélancolie indescriptible que je ressentais à l’approche de la fin de l’année scolaire, quand je demandais à mes parents pourquoi nous ne pouvions pas, nous aussi, avoir un chalet, comme les familles des autres enfants à l’école.

Avec des refrains qui évoquent les journées pédagogiques et des vidéoclips qui nous ramènent dans nos cours d’éducation physique, Comment Debord réussit à capturer la légèreté caniculaire des étés où l’on s’enlisait des Mister Freeze jusqu’à en avoir des coupures aux coins des lèvres, la joie des matins où l’on apprenait à la radio qu’une tempête de neige allait nous faire manquer l’école, l’excitation de découvrir de nouveaux « mots d’église » à propager dans notre gang d’ami·e·s en pouffant de rire, la nostalgie d’une certaine jeunesse québécoise, racontée avec la grâce maladroite d’un enfant trop sûr de lui.

« Je m’ennuie quand même / De faire de l’autoroute / Avec mon frère pis ma soeur / En pyjama la nuit »

« On aime tellement tellement ça / Se mettre la tête dans le vent / C’est dangeureux / Mais nous sommes / Des chasseurs de tournades »

Au-delà de la maîtrise de cette juvénilité, l’univers poétique de Comment Debord s’attache plus largement à insuffler au parler vernaculaire québécois ce que Catherine Pogonat a désigné comme une « nouvelle vie » /01 /01
« Monde autour : un deuxième album pour Comment Debord », L’effet Pogonat, 1er septembre 2023. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/musique/emissions/leffetpogonat/segments/entrevue/454319/comment-debord-album-monde-autour-musique

« Sparrages », « papier foil », « flasheurs », être « blood » : le groupe parvient à mettre en musique ces expressions que l’on a entendues dans des partys de famille et dont l’existence nous revient parfois avec surprise. Ses membres poétisent ces emprunts lexicaux qui ont survécu aux diktats des prêtres prescriptivistes dans les bouches de nos grands-parents, ceux qui enrichissaient le vocabulaire du français d’Amérique en faisant revivre un archaïsme oublié ou en s’appropriant un mot de la langue dominante pour en faire le leur.

La redécouverte de ces « québécismes » confère une unicité indéniable à leurs paroles, mais aussi une certaine douceur : l’étonnante sincérité d’un parler vernaculaire que beaucoup d’entre nous ont tellement côtoyé qu’il leur est facile d’en oublier toute la richesse.

Non content de reprendre les expressions de nos boomers, le groupe recycle aussi l’aura de cette génération que l’on aime haïr, mais pour laquelle on a encore de l’affection, sans pouvoir se l’avouer. Que ce soit par leur facture musicale groovy, imprégnée d’orgue électrique, de tambourine et de descentes de bongos, ou bien par le grain Super 8 de leurs vidéoclips, il y a chez Comment Debord une volonté manifeste de jouer avec une certaine nostalgie, à la fois esthétique et politique de cette époque. L’évocation des années 1970, chez un groupe québécois, qui plus est à tendance presque explicitement indépendantiste /02 /02
Quiconque aura entendu Rémi (chant) prendre la parole entre deux chansons en est au fait. La participation du groupe à plusieurs événements de Québec Solidaire en témoigne aussi.
, est loin d’être anodine.

C’est le souvenir d’une période à la fois incertaine et pleine de possibles, celle du lendemain de veille de la décennie précédente, où se dessinaient toutes les potentialités d’un Québec en pleine négociation avec sa « modernité ». C’est aussi le souvenir d’un Québec en train de se construire par sa musique, cet « âge d’or » dont l’importance se révèle quand on arrête assez longtemps de nous casser les oreilles avec. L’ère des Félix Leclerc, Beau Dommage, Harmonium et Paul Piché, le souvenir d’une génération qu’on a peut-être trop adulée, mais qui ne perd pas de son importance pour autant.

Ce n’est donc pas un hasard si l’aspect politique que l’on perçoit chez Comment Debord réside dans une conception de la fête comme projet de société digne d’un·e ex-hippie refusant de devenir cynique par espoir pour la suite du monde.

« De l’autre côté de la Bay window, j’ai vu / Toute sorte de monde / Se faire confiance autour d’une table / Se donner des tapes din mains / même si y s’connaissaient pas »

Soundtrack d’une jeunesse à la fois « chilleuse » et écoanxieuse, la musique de Comment Debord fait écho aux incertitudes de cette génération qui, en croisant naïvement les doigts pour la décroissance d’un monde qui, avec un peu de chance, saura se retrouver en se donnant « des tapes din mains autour d’une table ».

On peut mépriser ou balayer du revers d’une main trop pragmatique cet éternel optimisme des artistes lorsqu’on est déterminé·e·s à changer le monde by any means necessary. Cependant, face à la déprime de l’immobilisme corpo-bleu poudre du business-as-usual, il restera toujours celleux qui parviennent à nous redonner espoir en nous faisant replonger dans nos souvenirs de l’école primaire, en chantant une expression oubliée ou en faisant du pouce sur les idéaux de nos grands-parents.

« Y’a tu du monde qui ont envie de s’embarquer
Dans quelque chose de plus grand qu’eux autres
Y’a tu du monde qui ont envie de s’arranger pour modifier 
Leur ptit bonhomme de chemin

Me semble que j’feelerais de même
On dirait que j’feelerais de même

Me semble c’pas sorcier de demander
Me semble c’pas compliqué

Ça serait-tu blood pareil
Y’a tu du monde qui s’cherchent un projet de société
Ça serait-tu blood pareil
Ça serait-tu blood pareil
Y’a tu du monde, y’a tu du monde intéressé
Ça serait tu blood pareil
Ça serait tu blood pareil
Y’a tu du monde qui veulent aller danser après l’souper »

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« Monde autour : un deuxième album pour Comment Debord », L’effet Pogonat, 1er septembre 2023. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/musique/emissions/leffetpogonat/segments/entrevue/454319/comment-debord-album-monde-autour-musique
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Quiconque aura entendu Rémi (chant) prendre la parole entre deux chansons en est au fait. La participation du groupe à plusieurs événements de Québec Solidaire en témoigne aussi.

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