La marchandise en crise. Essai sur Le Magasin d’Odile Gamache

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David Wong

« Les objets ne sont plus des marchandises ; ils ne sont même plus exactement des signes dont on déchiffrerait […] le sens et le message, ce sont des tests, ce sont eux qui nous interrogent, et nous sommes sommés de leur répondre et la réponse est incluse dans la question. » Jean Baudrillard, Simulacres et simulation

La pièce Le magasin, présentée au Théâtre Prospero, est la dernière manifestation d’un projet multiforme d’Odile Gamache amorcé en 2021. Cette année-là, Gamache a présenté au Festival international des Films sur l’art un ensemble de courts films performatifs, qu’elle a ensuite adaptés pour la scène du OFFTA en 2022. Par la création de tableaux extravagants dans lesquels le kitsch des vitrines de la Plaza Saint-Hubert se mêle au fonctionnalisme des grandes surfaces, Odile Gamache, Philippe Cyr et Charlie Loup S. Turcot, l’assistant-scénographe et machiniste, proposent une exploration du « magasin » en tant qu’espace réflexif. Entre théâtre d’objet, performance et théâtre d’essai, la pièce aborde les mutations formelles des espaces de vente – des intérieurs atmosphériques et romantiques du début du xxe siècle aux sites de vente en ligne, en passant par les centres commerciaux hyperfonctionnels et éclairés aux néons. Ce projet permet, du même coup, de creuser les questions de l’identité épistémologique de la marchandise et des dynamiques d’aplanissement culturel, typiques de l’hypermodernité. 

Grâce à une scénographie efficace, Le magasin transforme les spectateur·rice·s en client·e·s : en arrière-scène, la vitrine auréolée d’une marquise devient tour à tour miroir et fenêtre, faisant ainsi osciller le point de vue entre l’intérieur et l’extérieur d’un espace commercial indéfini. Le spectacle extravagant d’un magasin qui donne lieu tantôt à la chorégraphie frénétique de présentoirs tournoyants, tantôt à la douce sérénade d’escarpins dorés exploite non seulement la séduction des marchandises scintillantes, mais aussi la tristesse des commerces désaffectés. À cet effet, Odile Gamache effectue une suite d’actions poétiques qui montrent l’évolution du magasin en tant qu’entité à la fois physique et conceptuelle, considérée comme le réceptacle de nos désirs et de notre rapport changeant aux objets. Les notions de marchandise, de consommation et de séduction se croisent d’une manière qui permet de dépasser les frontières matérielles de l’entité commerciale et de prendre en compte les bouleversements sociaux et systémiques qu’elle rend perceptibles. 

La marchandise transfigurée

À partir des années 1950, l’esthétique de la marchandise passe d’un kitsch bourgeois et ornemental à un design plus fonctionnel, ludique et exubérant /01 /01
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, Le nouvel âge du kitsch, Paris, Gallimard, 2022, p. 76.
. Le plastique, la mode pin up et le minimalisme évacuent progressivement la lourdeur du style victorien et la richesse de l’art déco en priorisant la structure plutôt que la cloison. Odile Gamache met en scène cette évolution par des gestes qui font muter continuellement l’espace scénique. Dans le premier tableau, un gland décoratif virevolte au-dessus d’une colonne grecque sur un air de jazz lent, répandant autour de lui un nuage de poussière. Sur le côté de la scène, le·la protagoniste – au visage dissimulé par un masque en forme d’explosion – manipule une télécommande qui semble contrôler les mouvements du gland. Derrière la marquise, le décor, un paysage peint, se transforme en un panneau perforé gris, symbole d’une ère qui se construit désormais sous le signe du fonctionnalisme. Plus tard, trois présentoirs vides aux allures de gratte-ciel, fluorescents sous une lumière noire, tournoieront rapidement au son dégénéré d’un synthétiseur, évoquant le dépassement du fonctionnel par la vitesse du virtuel. Au fil de la pièce, le décor et les objets se dématérialisent progressivement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur scène, en guise de tableau final, que des volutes de fumée émanant de colonnes grecques. 

Ces transformations scénographiques illustrent l’affaissement du rapport dichotomique entre valeur d’usage et valeur d’échange théorisé par Karl Marx. En effet, chez Marx, la consommation est régie par l’opposition entre une conception matérielle et pragmatique de l’objet (l’usage), et une valeur abstraite et fétichisée (l’échange). Dans son ouvrage intitulé Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), Jean Baudrillard propose une relecture de ces deux concepts sous le prisme de la « valeur-signe ». Baudrillard postule que, comme la valeur d’échange, la valeur d’usage tend vers l’abstraction du fétichisme. Autrement dit, la consommation ne serait finalement qu’une affaire symbolique, une pulsion induite de manière systémique, mais qui ne trouve aucun ancrage réel ou proprement matérialiste ni dans l’objet ni dans le magasin. 

En donnant corps à des marchandises sans identité, voire totalement dépourvues de valeur d’usage ou de valeur d’échange claires – comme les volutes de fumée ou les torrents de tulle qui, à un certain moment, se déversent sur la scène –, Le magasin pointe l’absurdité inhérente de la consommation et l’insuffisance des théories marxistes face à la puissance de l’économie du signe, lequel rend abstrait l’ensemble du système, y compris ses dimensions pragmatique et fonctionnelle. Le signe serait la valeur qui engendre les autres, le prisme oublié de l’économie.

Or, comme on l’évoque dans la pièce, cette notion de valeur-signe est elle-même en crise, l’industrialisation l’ayant libérée du rapport d’authenticité : puisque les signes relèvent désormais seulement de la technique, plus rien ne différencie la matrice de la série, outre cette valeur abstraite d’échange. Les signes accèdent ainsi à une commutabilité presque totale /02 /02
Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 2016 [1976], p. 90
, une caractéristique du régime de la simulation conceptualisé par Baudrillard. Le magasin est donc le théâtre où se déploient ces dynamiques qui font imploser la production de signes, alors même qu’elle devient un impératif plus important que les besoins concrets et pratiques. Le magasin agit comme un catalyseur et un médiateur de ces tensions immatérielles entre les objets et les gens.

Tout doit disparaître 

L’univers commercial s’articule autour de l’excès, qui structure l’ensemble de nos rapports aux objets. En s’appropriant l’esthétique du « trop », Odile Gamache offre un portrait poétique du circuit de l’économie du signe. 

« Tout doit disparaître », nous dit le magasin, comme si la marchandise s’évaporait une fois à l’extérieur de son enceinte ; comme si l’objet n’avait aucune existence au-delà de son potentiel d’achat, telle une coquille vide aux signes abstraits, facilement interchangeables. Bien que Le magasin n’explore pas directement les effets tentaculaires du commercial, les dispositifs de la pièce évoquent l’hyperstimulation visuelle, symbolique et affective typique de l’hypermodernité à laquelle le magasin sert d’écrin. Odile Gamache dramatise, sous une forme exacerbée, ce que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy désignent par le terme « néokitsch », soit les affiches publicitaires, les lumières stroboscopiques, la musique d’ambiance de plus en plus envahissante et la théâtralité excessive. La scénographe explore cette esthétique du « trop »dans deux univers distincts : le kitsch feutré, glamour et sensuel ; et le kitsch fluorescent, techno et ultrarapide. Exactement comme sur une avenue commerciale, ces univers se croisent tout au long de la pièce. 

Les gestes d’Odile Gamache et les manipulations invisibles de Charlie Loup S. Turcot créent une spectaculaire chorégraphie de marchandises qui provoque un émerveillement similaire à celui que l’on a pu ressentir, enfant, devant les vitrines animées d’Ogilvy. Une joie enfantine qui, de fil en aiguille, se double d’une certaine séduction, mais aussi d’une anxiété produite par l’accumulation accélérée de stimuli. Odile Gamache, Philippe Cyr et Charlie Loup S. Turcot font preuve d’une impressionnante ingéniosité technique qui trompe constamment le regard et donne aux objets/marchandises une agentivité marquée. Dans Le magasin, la marchandise nous surprend, nous émeut, nous fait rire et nous étourdit. Odile Gamache l’inscrit dans un univers chorégraphié, finalement très similaire à son cycle de vie naturel : la marchandise est célébrée, sublimée, avant d’être oubliée, vendue au rabais ou remplacée. 

En somme, Le magasin permet une exploration personnelle de nos relations à la consommation et ses espaces fétichisés, en plus d’ouvrir la réflexion à la situation globale du sens au sein d’une société qui accouche de nouvelles formes en permanence, au sein d’un système qui finalement croît grâce à la dilapidation du symbolique. 

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Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, Le nouvel âge du kitsch, Paris, Gallimard, 2022, p. 76.
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Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 2016 [1976], p. 90

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