L’art de cendres : transformations de la matière et gestes infrapolitiques

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Amélie-Anne Mailhot
Assemblage végétaux-minéraux.

La chronique « Nourrir ce qui nourrit » propose d’enquêter dans ces espaces que l’on déploie – entrelacs de relations multiformes, de rêves, d’art, de connaissances et de soins – pour habiter les lieux de « frictions » de la géographie politique dévastée dont nous héritons. Il s’agit de penser le déploiement de toutes les manières foisonnantes et prolifiques de se mettre en relations de manière horizontale les un·e·s avec les autres, avec le vivant, dans l’optique de « nourrir ce qui nourrit ».

Un matin frais d’automne, juste après les premières gelées, je pars dans la montagne avec le chien Croquette, et j’emporte un vieil appareil argentique. Je photographie, un peu au hasard, les glaces qui s’agrippent aux falaises et aux fougères encore accrochées aux rochers, les souches en pourrissement d’où émergent de nouvelles pousses et des champignons ; je m’attarde à ces états de la matière et du vivant, qui vivent les uns avec les autres, qui se transforment. Tranquillement, mon oeil se dirige vers ces amalgames étranges, mi-végétaux, mi-minéraux, des arbres qui semblent croître directement sur les rochers. Il y a, parmi eux, des pruches qui se tiennent en groupe à flanc de montagne, sur le versant nord. Leurs racines enlacent les roches, les bordent, en deviennent parfois le prolongement. Les mêmes organismes – mousse, lichen – semblent peupler cet enchevêtrement, de telle sorte qu’on en vient à les confondre.

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Assemblage végétaux-minéraux. Photo — Amélie-Anne Mailhot

Près du ruisseau, sur une petite plaine, j’aperçois de l’argile ferreuse, rougeâtre. Je décide d’en prélever un peu. Le soir même, alors que j’ai rendez-vous avec Marie-Pierre Drolet, qui est potière et céramiste, je lui demande s’il est possible, à son avis, d’utiliser cette argile pour faire de la poterie. Elle m’informe d’emblée que le processus de filtration de l’argile brute est très long, et que, à la suite de quelques essais laborieux, elle n’a pas très envie de réessayer. Par contre, me dit-elle, on pourrait en faire un émail céramique pour glacer des pièces de poterie.

— Ah bon ?

— Oui, une certaine quantité d’argile peut entrer dans la composition de glaçures. Comme ton argile est ferreuse, on aurait sans doute des bruns tirant sur le noir dans le résultat final ; suivant le terrain où l’argile a été recueillie, les minéraux présents résultent, dans l’émail, en des teintes variées.

Après une pause, elle poursuit :

— Apparemment, il est aussi possible d’utiliser de la cendre de bois ; le résultat varie alors selon les espèces d’arbres utilisées, ou, pour la même essence d’arbre, selon la composition minérale du sol dans lequel les arbres auront poussé.

Mon intérêt passe ainsi de l’argile aux cendres, et je repars avec le projet d’en récolter pour voir le résultat de leur vitrification sur la céramique.

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Quelques mois plus tard, nous évidons les bols qui serviront de support à nos expérimentations, dehors devant la vallée. L’horizon s’étire très loin devant nos yeux, et, comme il s’agit d’une plaine cultivée, le vent souffle et il n’y a presque pas de moustiques, une rareté dans la région à cette période de l’année. Nous sommes comme absorbées par le paysage, l’air doux et les gestes répétitifs en creusant doucement dans les blocs d’argile. La technique du Kurinuki, que nous appliquons à notre ouvrage, consiste à évider un bloc d’argile jusqu’à obtenir la forme souhaitée : pas de tour, pas de façonnage. Seulement ce travail méditatif, où c’est le vide qui donne sa consistance à la pièce.

Il y a quelques années, j’ai accompagné Marie-Pierre chez son père et sa belle-mère, qui sont aussi potier·ère·s, pour une démonstration de Raku, le long de la rivière des Outaouais. Il s’agissait d’une cuisson communautaire où chacune déposait quelques pièces et où on partageait un repas. Des ami·e·s potier·ère·s de Cuba étaient venu·e·s pour l’occasion et une vingtaine de personnes étaient rassemblées, créant un esprit de célébration autour de cette cuisson particulière, basée sur le choc thermique à la sortie du four et le refroidissement dans une matière organique (copeaux de bois, souvent), qui créent des glaçures irisées, singulières suivant le niveau d’oxydation et les différences de température. D et moi y avions déposé quelques pièces façonnées dans l’atelier de Marie-Pierre, toujours prête à nous accompagner dans les gestes et à nous inclure dans le processus, sans égards aux résultats, que l’on pourrait bien trouver dérisoires.

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Alors que nous travaillons à nos bols, elle m’informe qu’elle attend un appel de son ami Raymond Warren, qui l’a invitée à faire une cuisson au bois de pièces de céramique dans son atelier. Chaque année, il crée un événement autour de cette cuisson : 48 heures d’un feu entretenu de manière ininterrompue par un petit groupe de gens motivés qui se relaient. Je propose mon aide. Au téléphone, Raymond accepte, intrigué par mon intérêt pour la glaçure aux cendres. Nous pourrons cuire une partie de nos pièces dans le four au bois, pour voir les variations suivant cette fois non pas la matière, mais le type de chaleur. Quelques jours plus tard, Raymond m’envoie un courriel dans lequel il me propose de lire les travaux de Daniel de Montmollin, dont L’art de cendres /01 /01
Daniel de Montmollin, L’art de cendres : émaux de grès et cendres végétales, Presse de Taizé, 1976
, sur l’utilisation des cendres en émail céramique.

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Je me questionne sur la matière que je manipule. Si ce sont les cendres de bois de différentes essences d’arbres que je côtoie dont j’ai envie de voir le résultat de la vitrification des minéraux en glaçure, le substrat demeure cette matière argileuse achetée en pains carrés de plusieurs kilos, récoltée dans des carrières industrielles. Bien que l’argile soit un élément facile à extraire dans certains milieux naturels, qui peuvent approvisionner une production artisanale, la plupart de l’argile utilisée en poterie est effectivement issue de carrières d’argiles, de cette fâcheuse habitude que nous avons d’extraire compulsivement, avec de la grosse machinerie, ce qui se trouve dans la terre. L’argile est retirée du sol en quantités affolantes et utilisée à de multiples fins dans l’industrie lourde. C’est grâce à l’installation Terrarium (2022), de Kapwani Kiwanga, que j’apprends que l’argile est utilisée dans l’exploitation pétrolière, notamment pour le forage et le raffinage des pétroles.

Je réfléchis aux différences d’échelles, aux usages de la matière, communautaires/vitaux versus extractifs/mortifère, aux gestes de basses fréquences qui nous placent dans un rapport intime à l’environnement : tout semble reposer dans le geste, dans l’échelle, dans l’intention, puisque les matières sont les mêmes. S’activer sans détruire, s’ancrer, avoir une douce prise sur le monde pour y agir mais sans le contrôler, poser des gestes collectifs. Au-delà de ce qui apparaît peut-être plus évident, les engagements politiques directs en lien avec les écosystèmes et les personnes, les narratifs et les territoires qu’on habite, il y a une matérialité des gestes et des pratiques, une écologie des soins et de l’attention qui s’incarne dans une forme d’engagement des corps dans l’espace, avec la matière. Travailler avec le vivant est un processus qui n’est pas unidirectionnel, qui implique de constants allers-retours, des réseaux de relations, des réponses aux gestes qu’on pose qui ne vont pas toujours dans la direction imaginée, une adaptation critique, orientée, empathique plutôt qu’une volonté de dominer, de contrôler. Une circulation, mais lente, non dirigée, non contrainte. Il n’y a pas de petit geste, pas de petit nombre. Se donner à corps perdu dans le dérisoire, agir à « fonds perdu », faire avec ce qu’on a, déserter, désoeuvrer le monumental.

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Dans l’atanukan Tshakapesh, le végétal est intimement associé à la transformation de la matière /02 /02
Voir notamment, pour une collection des récits de Tshakapesh issus de la tradition orale innue, Rémi Savard, La voix des autres, Hexagone, Montréal, 1985.
. Les êtres humains sont issus de souches d’arbres (bois pourri) et repartent vers le monde immatériel à partir de la cime d’épinettes blanches. Les parents de Tshakapesh, premier être humain, sont des animaux à fourrure dont les cheveux, lancés sur des branches d’arbres, ont donné naissance à l’usnée barbue (un lichen arboricole). Le récit est fortement marqué par cette idée, importante dans la pensée innue, du mouvement, du déplacement, de la transformation, du continuum entre toutes les formes de vie. Le continuum illustré dans Tshakapesh est une incorporation narrative de cette pensée relationnelle et horizontale forte, y compris dans la manière de se mettre en relation avec les autres êtres, qui implique une éthique politique non hiérarchique et non coercitive. C’est en étudiant Tshakapesh que j’ai saisi que les manières de se mettre en relation avec le végétal sont éminemment politiques, et que j’ai pris conscience du continuum vivant dans lequel nous sommes investis, de l’incessante transformation de la matière qui forme la vie. J’ai alors eu envie de l’expérimenter au quotidien, de tenter d’en faire l’expérience avec mes moyens du bord, à partir de ce qui se présente.

Je ne me sens pas tellement légitime dans ces explorations, ni de l’argile ni d’ailleurs de la pensée innue (pour le dire grossièrement : je ne suis pas potière, je ne suis pas innue) ; ce sont des matériaux riches, intellectuels et matériels, pour réfléchir, incarner des manières d’habiter, activer nos imaginations politiques. J’ai l’impression que ces espaces ne m’appartiennent pas – et c’est tout à fait vrai, il n’est pas question de possession ici, mais plutôt de respirations, de porosité, de contaminations, d’écoute attentive, de déplacement du regard.

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Je reviens quelques jours plus tard chez Marie-Pierre pour poursuivre nos essais de glaçure. Les petits contenants ont été biscuités (cuits à basse température, une première fois, avant qu’y soit apposée la glaçure qui formera l’émail sur la pièce lorsqu’elle sera cuite une deuxième fois, à haute température). L’argile que nous utilisons pour la glaçure n’est pas celle, ferreuse, récoltée près du ruisseau, mais provient plutôt d’une cueillette sur les berges de l’Isle-aux-Grues : une argile du fleuve, plutôt verdâtre, sédiments, pensons-nous, de tout ce qui s’est décomposé dans le fleuve Saint-Laurent au fil des siècles. Nous composons donc notre recette, mélange d’argile, de cendres de bois et de feldspath G200, un minéral très utilisé en poterie (ainsi que dans l’industrie de la construction et des plastiques). J’ai apporté, ce jour-là, des cendres de pruche.

Le jour où je récolte la pruche pour faire les cendres, en hiver, je suis accompagnée de quatre gros chiens aux fourrures de toutes les couleurs, qui ont entre deux et dix ans et qui habitent les environs. Notre activité consiste à retrouver les branches laissées par terre, à l’automne, lorsqu’une petite pruche a été abattue près du ruisseau. Elles sont désormais ensevelies sous la neige. Je les dégage et entreprends de les couper en petits morceaux. Les chiens commencent à leur tour à déchirer les branches, entre leurs pattes et avec leurs dents, et la récolte devient une entreprise collective. C’est en 2019.

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Notre quart de travail pour la cuisson au four à bois a lieu le dimanche matin, très tôt, une chaude journée de juillet 2020. Nous prenons la route à l’aube en direction de Bois-Francs, près de Maniwaki. Le feu brûle déjà, dans l’immense four à bois artisanal, depuis le vendredi. Une fois sur place, l’ambiance est à la fête, le café est déjà prêt et les potier·ère·s-ami·e·s de Raymond sont joyeux·euses bien que fatigué·e·s dans leurs vêtements de travail. L’ouvrage consiste à insérer, sans relâche, par deux petites portes situées à la base du four, de grandes quantités de croûtes de bois d’environ 3 ou 4 pieds de longueur – de l’épinette, du sapin, du cèdre et de l’aune provenant de la terre environnante. À la fin de la cuisson, on doit accélérer la cadence en ajoutant des baguettes de bois par deux fentes aménagées près de la voûte, afin de faire monter en flèche la chaleur du four, jusqu’à atteindre 1200oC. Ceux·celles dont le quart de travail est terminé sont assis·es dehors près de l’atelier, ils·elles discutent, mangent, rigolent, et interagissent avec ceux·celles qui alimentent le four. On s’amuse aussi de la quantité de lièvres qui traversent en courant la petite éclaircie forestière dans laquelle on se trouve.

Pendant une pause, on fait le tour du four artisanal : à l’arrière se trouvent un petit four à bois et un four à pain, encastrés dans l’énorme structure. Au début de la cuisson, on alimente ces deux petits foyers de chaleur, nommés amandiers, pour réchauffer la cheminée et enlever doucement l’humidité des pièces de poterie qui se trouvent à l’intérieur. Il y a toujours un petit pain qui est cuit à ce moment, qui sera ensuite partagé parmi les personnes présentes. Puis, on commence à chauffer devant, deux autres alandiers de chaque côté de la voûte où se trouvent les pièces : c’est alors que la chaleur monte et que la cuisson commence.

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Autour d’un café, Raymond m’explique qu’il a débuté la poterie lorsqu’il étudiait aux Beaux-arts, dans les années 1970. Attiré par la céramique, il s’est rendu à La Borne, un centre de céramique dans le village du même nom, en France, existant depuis le 15e siècle et situé sur un gros gisement de grès, pour y apprendre les techniques de cuisson au bois. C’est de retour chez lui, après ce séjour, qu’il a décidé de construire un four à bois et d’entreprendre le travail qu’il fait maintenant avec l’argile, délaissant l’utilitaire pour le sculptural.

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Raymond et son four pour la cuisson au bois de la céramique. Photo — Amélie-Anne Mailhot.

Près du cabanon surplombant le four, il a aussi construit un petit atelier qui est devenu, au fil des années, son appartement. Il vit en symbiose avec son travail, et la maison délaissée sert désormais surtout à accueillir la visite, nombreuse. Cette journée-là, la maison ancienne est animée, on y cuisine le repas qui sera servi à la fin de la cuisson. Gabrielle, la fille de Raymond, ébéniste et sculpteure, me confie que c’est en voyant le film Kamataki, en 2006, qu’elle a pris conscience de la chance qu’elle avait, de participer à cette pratique ancienne et communautaire, à toutes les années depuis 20 ans maintenant.

Évidemment la maison aussi est envahie par la céramique : non seulement la cuisine d’été est devenue un atelier pour le bois et les réparations, mais le solarium a été transformé en une petite pièce d’exposition improvisée, et toute la vaisselle de la cuisine a été faite par Raymond ou par des ami·e·s potier·ère·s. Tous les espaces, la maison, l’atelier, le cabanon du four, la forêt, sont poreux, communiquent entre eux et respirent ce même esprit de foisonnements, de refus des frontières étanches entre l’art et la vie, le travail et les amitiés, la forêt et les habitations. Le rassemblement autour de la cuisson communautaire est un de ces moments inclusifs et conviviaux, souvent interspécifiques, intergénérationnels, où le collectif se met en pratique de manière confidentielle, sans s’annoncer, ouvrant et cultivant des espaces inventifs et participatifs.

Pendant que Gabrielle et Raymond s’affairent dans la cuisine en nous racontant de bonnes histoires des cuissons passées, je dis : « D, viens voir, j’ai trouvé nos urnes funéraires ! » Tout le monde rit, puis redevient sérieux quand Raymond nous explique son idée de fabriquer des urnes en grès cuites au four à bois, dans un processus très organique, des boîtes très simples, sans glaçures. Il se réjouit de notre intérêt sincère – ainsi que de notre prévoyance quant au mode de notre retour à la terre. 

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Il faut compter deux jours avant de sortir les pièces, afin que le four soit suffisamment refroidi pour éviter le choc thermique. Quand, plus tard, j’ouvre le paquet qui contient nos bols, j’ai la surprise de voir que la cendre de pruche et l’argile du fleuve, combinées au processus propre à cette cuisson singulière, ont donné une teinte bleutée à la glaçure.

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Glaçures à la cendre de pruche et cuisson au four à bois. Photo — Amélie-Anne Mailhot.

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Dans Par l’eau et le feu. Un itinéraire de potier /03 /03
Daniel de Montmollin, Par l’eau et le feu. Un itinéraire de potier, Revue de la céramique et du verre, 1993.
, dont Raymond m’envoie une copie d’un chapitre par courriel, Daniel de Montmollin expose le ravissement qu’il éprouve lorsqu’il découvre qu’il peut utiliser des cendres végétales pour faire un émail céramique. Cette découverte transfigure pour lui son art, fait basculer son regard sur le cycle du vivant et sur sa place dans celui-ci. Dans un style particulièrement animé, il écrit :

Car toute racine de toute plante besogne tel un mineur de fond, pourvoyant la tige, la feuille et le fruit de ces sels qui emprunteront au soleil sa force et donneront sa qualité à l’espèce. Et si l’eau de la sève achemine ces sels en tout point de la plante, le feu les rassemble en forme de cendre, laquelle est ainsi essence de terre, bonne pour le potier, donnant selon son espèce qualité à l’émail. Le jour où j’ai appris ces choses fut de liesse. […] Là où les gens ne voient que mort commençait pour moi la fête, mon âme de chiffonnier s’échauffa d’une fièvre nouvelle et mes gémissements de jadis sur le végétal sacrifié s’envolaient en fumée : la plante retrouvait une cité sur terre ! Du coup je devins potier comme on est paysan, engrangeant aux saisons convenables l’acacia, le chêne, les sarments ou les pailles en sacs de cendre dûment étiquetés du millésime et du lieu-dit […]

S’adressant au·à la lecteur·rice, il poursuit :

Tu songes maintenant à me brûler des tailles de rosiers, rêvant d’un émail en fleur, ou les sarments de vigne en cette année de si bon vin… […] Et tu me demandes : « La cendre des roseaux, ne fera-t-elle pas tourbillonner la rivière dans une coupe ? Me tourneras-tu de larges vasques pour que le goémon y déverse les profondeurs de la mer ? Et puisque la cendre est dite fin de tout, pourquoi de chaque cendre ne point tout recommencer ?

La fusion des matières végétales par le feu devient pour lui une manière de garder active l’activité de la plante, au-delà de la mort. On passe d’un règne à l’autre, du végétal au minéral, mais aussi du végétal à l’art, de la pratique du feu à l’écriture. Rien n’est fixé. La plante connecte les mondes, ses qualités sont transmises à l’objet où la cendre entre en fusion.

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J’ai remarqué que la pruche, dont j’ai récolté les cendres qui m’ont servi à faire la glaçure, côtoie régulièrement la savoyane : elles semblent aimer les mêmes milieux. J’aime leur agencement, ce gros arbre qui monte si haut, et cette petite plante délicate, aux feuilles dentelées, qui reste au ras du sol, enfonçant ses racines jaune doré dans le sol poreux, presque tourbeux, comme des fils qui forment tout un réseau souterrain de connexions, pendant qu’au sommet de la pruche, les aiguilles fines comme de la dentelle font une canopée mouchetée, aérienne.

La pruche est le seul arbre, en Amérique du Nord, sur lequel pousse le reishi. Ce champignon médicinal dont le nom chinois, Ling Zhi, signifierait quelque chose comme « champignon de l’immortalité », ou « de longue vie », se trouve sur le bois mort. Le reishi transforme alors la pruche et l’aide à redevenir, éventuellement, de l’humus, qui nourrira à son tour la savoyane, dont on dit qu’elle a une affinité médicinale avec les muqueuses du corps humain. Je me demande si un peu de cette immortalité, de la mycorhize de reishi, était présente dans le bois de pruche dont j’ai recueilli les cendres.

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Cendre de pruche au four électrique. Photo — Amélie-Anne Mailhot.

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Décembre 2023, je ressens très fort le besoin de dire quelque chose à mon amie Myriam, complice de tant de discussions intimes et politiques depuis plus de 20 ans, mais les mots me manquent. Lors de sa dernière visite, avec Lydia, nous avons cuisiné un mémorable maqlouba, mets dont elle m’a souvent parlé à la suite de ses visites familiales en Palestine et qui avait ressurgi dans nos conversations après que j’aie assisté à la présentation de l’exposition Home is Where the Maqlouba is (2019) de l’artiste Jude Abu Zaineh.

En 2011, j’ai suivi de loin les tribulations entourant le rapatriement clandestin des cendres de Rezeq, le père de Myriam, à Rafat. Il reprenait là par la force – celle de son imagination et de son entêtement, mais celle, surtout, de ses filles Myriam, Leila et Nadia, ingénieuses et rebelles – son droit de retour. Dans un courriel retrouvé dans ma boîte de réception, Myriam m’envoyait une photo et écrivait : « la vue d’où on a répandu les cendres de papa (donc une vue de son village natal… tu dis, les couchers de soleil y sont aussi beaux, il y a de quoi réclamer le droit de retour !) ».

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Lieu où ont été répandues les cendres de Rezeq à Rafat. Photo — Myriam Faraj.

Depuis des semaines, j’ai peur de dire des banalités, alors je n’écris rien. Je participe aux manifestations, je pétitionne, je donne, mais l’indignation et l’impuissance se côtoient. Je me raccroche à l’amitié. J’envoie à Myriam un concentré liquide de rose, pour apaiser le cœur. Je mets aussi un shrug à la griotte parce que c’est bon, et du fire cider, mélange médicinal de plantes, de vinaigre et de miel, pour réchauffer. Mon regard se pose alors sur mes petits bols à la cendre de pruche. J’en prends un et l’ajoute au paquet. Dans la lettre qui l’accompagne, j’écris, avec pudeur : « Il paraît que la pruche est un arbre de protection ; lorsque tu boiras ton café, en contact avec ses cendres, il se pourrait que tu aies des visions, des visions douces. » 

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Daniel de Montmollin, L’art de cendres : émaux de grès et cendres végétales, Presse de Taizé, 1976
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Voir notamment, pour une collection des récits de Tshakapesh issus de la tradition orale innue, Rémi Savard, La voix des autres, Hexagone, Montréal, 1985.
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Daniel de Montmollin, Par l’eau et le feu. Un itinéraire de potier, Revue de la céramique et du verre, 1993.

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