Confessions au FIL

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01.11.2023

Au FIL, j’ai croisé des centaines de visages : ceux des acteur·rice·s à la lumière des projecteurs, ceux des spectateur·rice·s dont j’ai, dans l’ombre, espionné les confessions, et même ceux de gens qui n’ont jamais existé. Assise dans le public, j’entends quelqu’un mentir à propos de Que notre joie demeure, affirmant avoir « lu le livre il y a plusieurs années ». En tentant d’apercevoir le visage du coupable, j’écrase le pied d’une femme : quinquagénaire, cheveux blancs impeccables. Elle me lance un regard dédaigneux. Je ne l’ai pas encore lu, le livre de Kevin Lambert, mais j’ai déjà l’impression d’être plongée dans son univers, entourée des « bobos » qu’il met en scène, ces personnages imbibés de parfums ostentatoires qui discutent du Goncourt en exhibant leur faux accent français.

Céline Wachowski, architecte fictive de renommée mondiale, entre en scène. Elle est le centre de la fête se tenant dans l’une de ces propriétés cossues, inaccessibles au commun des mortels. Derrière les airs de fête de ces soirées huppées se se devine un côté glauque, dévoilé par le monologue intérieur des personnages. Les interprètes jonglent habilement avec la complexité du texte, se relançant à tour de rôle pour prendre en charge ce flux de conscience. La force de l’écriture de Lambert réside dans cette capacité à manier le chaos perceptif, sautant d’une tête à l’autre et multipliant les perspectives. Le résultat est une exploration profonde et nuancée du monde. 

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Ralph Propser, Ariane Castellanos, Lise Roy et Marie-Thérèse Fortin dans Que notre joie demeure, Usine C. Photo — Marie-Andrée Lemire.

Je ne m’étais pas trompée. Un effet miroir se crée entre le public et l’univers privilégié du roman, dans lequel on peut reconnaître les biais réflexifs de la « gauche » cultivée et nantie. À ma droite, une femme secoue son châle, j’entends les bijoux cliqueter et je reçois une bonne dose de parfum en plein nez. Pendant ce temps, sur scène, les critiques fusent. Céline est accusée d’hypocrisie : sa nouvelle création, le projet du Complexe Webuy, entraîne la gentrification du quartier et évince les habitant·e·s tout en prétendant leur offrir de nouvelles opportunités d’emplois. Sommes-nous réuni·e·s ici pour prendre la mesure exacte de nos biais idéologiques, pour évaluer la hauteur de notre tour d’ivoire, ou pour se poser la question : peut-on encore sauter sans se tuer ? Les gens rient un peu, s’agitent sur leur siège, mais éprouvent-ils un malaise lorsqu’ils aperçoivent leur reflet dans les grands discours de Céline, qui prône la justice sociale du haut de ses grands escarpins symboliques gangrenés par les idéaux capitalistes ? Pour Céline, de la classe des super nanti·e·s, la remise en question devient impossible.

Kevin Lambert a imaginé des plans architecturaux d’une grande beauté, qu’un écran restitue approximativement, nous offrant de temps à autre une vision panoramique de la ville. Je repense aux plans que je dessinais petite, alors que je rêvais de devenir architecte. Ayant grandi dans une famille moyenne aisée, les maisons à étage que je concevais possédaient d’emblée deux garages, une grande cour arrière dotée d’une piscine. J’y ajoutais un jardin intérieur, ainsi que de grandes baies vitrées impossibles à nettoyer. Les considérations pratiques ne m’intéressaient pas.

Une spectatrice est victime d’un malaise, interrompant la performance des acteur·ice·s ainsi que mes rêves de maisons grandioses. L’on demande s’il y a un médecin dans la salle et, le temps de l’intervention, j’aperçois le vrai visage des interprètes. Tou·te·s semblent inquiet·e·s, déstabilisé·e·s par ce retour soudain au réel. Qui sont ces personnes ? Qui sommes-nous ? Et surtout, comment se décentrer de soi, envisager le monde depuis d’autres yeux que les nôtres ? Heureusement, la spectatrice se rétablit rapidement et la représentation reprend, non sans renforcer mon sentiment de ne pas réellement assister, en ce dimanche après-midi, à un véritable spectacle de fiction ; j’ai l’impression d’être immergée dans une réalité augmentée. C’est ce que me confirment les yeux du comédien interprétant Pierre-Moïse, dont l’intensité du regard scrute et déshabille le public, à mesure qu’il nous lit les passages les plus explicites du roman.

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Ralph Propser interprétant Pierre-Moïse dans Que notre joie demeure, Usine C. Photo — Marie-Andrée Lemire.

Je me procure un exemplaire du livre à la sortie du théâtre. J’ai hâte de comparer la mise en lecture, adaptée pour la scène par Angela Konrad, à mon expérience intime de l’œuvre. Le vendredi soir suivant, de retour à l’Usine C pour assister à la représentation de la nouvelle création de Martin Crimp, Not one of these people, je sors Que notre joie demeure de mon sac pour patienter avant le début du spectacle qui, visiblement, attire un tout autre public. Le climat un peu pompeux a fait place au simple plaisir d’aller au théâtre ; les gens rient candidement et un couple se dispute au sujet des sièges.

J’arrive difficilement à me concentrer sur le roman de Lambert, pourtant déjà bien entamé. J’en suis au début de la déchéance de Céline, récemment renvoyée de sa propre entreprise. Elle déploie alors toutes ses ressources mentales à justifier des méthodes de travail douteuses. Je ne peux que constater la difficulté d’adapter ce roman à la scène : la prose effectue des plongées spectaculaires dans les recoins des psychés des plus nanti·e·s, relevant l’hypocrisie et l’aveuglement idéologique, laissant apparaître les personnages sous une lumière cruelle, mais profondément humaine. La lecture publique, quoique réussie, ne parvient pas à atteindre le même degré de complexité. Rétrospectivement, j’apprécie particulièrement la justesse de l’ambiance de fête reproduite sur le plateau avec un minimum de moyens ; les expressions et la gestuelle des comédien·ne·s, oscillant entre exaspération, nonchalance, maîtrise de soi et confiance feinte, suffisent à rendre compte de l’atmosphère à double face de ces fêtes cachées derrière les propriétés inaccessibles et cossues.

Le spectacle de Martin Crimp commence : un grand écran trône au centre de la scène, dépouillée d’objets comme de présence humaine. Nous pénétrons dans un tout autre univers, peuplé de visages qui n’existent pas. Générés par intelligence artificielle et animés par la technologie du « deepfake », les avatars endossent toutes sortes de confessions, des plus drôles aux plus dramatiques, livrées par Crimp lui-même (dans la version française, c’est le directeur de la pièce, Christian Lapointe, qui interprète le texte, fruit de sa propre traduction). La salle est immédiatement conquise par le procédé, éclatant de rire devant ces visages fictifs et pourtant si reconnaissables : ils appartiennent à une vague célébrité, ressemble drôlement à un proche ou caricaturent des personnalités antipathiques ; ils attendrissent, inspirent la confiance, soulèvent la suspicion ou suscitent le mépris.

Le dramaturge britannique, connu pour ses expérimentations scéniques défiant la logique narrative, nous livre une lecture extrêmement subtile de son œuvre, variant les intonations pour des effets souvent comiques et toujours punchés. Sa présence sur le plateau se fait attendre ; les avatars, d’abord immobiles, défilent à l’écran en prenant la voix de l’auteur. Puis, Crimp s’installe derrière un micro placé à proximité de l’écran et ses expressions faciales se superposent graduellement à celles des avatars, de plus en plus animés. Il y a quelque chose d’inquiétant à penser que ces visages, pourtant tellement convaincants, n’existent pas. Ils relatent des anecdotes anodines, discutent d’enjeux de société, tiennent des propos controversés et nous confient leurs secrets les plus intimes. Facile d’y reconnaître quelqu’un et pourtant, les légers « bugs » de l’intelligence artificielle creusent des trous dans les visages, exposant sans cesse le leurre.

Le défilé de ces 299 faux visages finit par me donner le tournis, et je détourne parfois les yeux de l’écran pour mieux observer Crimp. Sa présence, d’abord discrète, puis de plus en plus notable, aboutit à une mise en abîme de son propre travail, où le dramaturge écrit tranquillement à son bureau, boit de l’eau et écoute de la musique alors que les avatars poursuivent leurs confessions au rythme de sa voix. J’ai l’impression de voir se dérouler des pages et des pages de contenus Reddit, où l’anonymat incite les utilisateur·rice·s aux confidences. Je l’avoue, la curiosité me pousse parfois à y passer des heures, à la recherche des histoires les plus notables. J’affectionne particulièrement celles où les utilisateur·rice·s se commettent, laissant tomber le masque des bonnes intentions, sans pour autant revêtir celui de la cruauté. 

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Martin Crimp dans Not one of these people, Usine C. Photo — Carla Chable de la Héronnière.

Le théâtre de Crimp répond parfaitement à ma fascination perverse pour l’authenticité factice, usant de ce procédé par lequel on se cache pour mieux se dévoiler. Les visages agissent ici comme des masques, des personnalités d’emprunt qui, loin de nous rassurer sur l’origine des voix, suscitent un sentiment d’inquiétante étrangeté et de suspicion : qui parle ? Et surtout, qui se trouve dans la position légitime d’endosser de tels propos ? Cette réflexion rejoint la création de Kevin Lambert, qui soulève elle aussi des questions de légitimité dans le contexte où les rapports de pouvoir et de domination s’infiltrent jusque dans nos processus intimes de pensées, rendant la remise en question parfois ardue, voire impossible. En empruntant des procédés certes très différents, et cependant analogues dans leurs effets, les univers de Crimp et de Lambert exposent le phénomène du bocal, où chacun·e s’exprime selon ses propres intérêts, depuis une position bien définie dans le monde, souvent déconnectée des réalités qui l’entourent.

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Céline Wachowski n’existe pas ; les 299 visages de Crimp sont faux, et pourtant je ressors de ces deux lectures performatives avec le sentiment d’avoir eu un accès privilégié aux processus mentaux de personnes bien réelles, prisonnières des contours de leurs propres intérêts. Exploration des pensées les plus intimes, des scénarios personnels, que l’on se crée pour justifier nos actions dans le monde, et mise en relief des angles morts, ces deux spectacles du FIL sondent nos têtes, empruntant les méandres du monde intérieur pour aborder des enjeux collectifs. En entrevue avec Le Devoir, Crimp exprime l’idée ainsi : « Les endroits où on peut aller à l’intérieur [de notre tête] plutôt que dans le monde extérieur ne sont pas à négliger. Souvent, le monde intérieur est plus cohérent que le monde extérieur. »  /01 /01
François Jardon-Gomez, « « Not One of These People »: des voix en tête », Le Devoir, 28 mai 2022.

Plus cohérent, peut-être justement parce qu’il implique d’emblée un certain aveuglement, une manière de voir le monde qui fait fi de ce qui dérange notre vision lisse et réduite des choses. J’observe la salle, soudainement illuminée, et je me demande : qui, parmi ces centaines de visages, ose s’opposer aux instances de pouvoir ? 

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Que notre joie demeure
Texte de Kevin Lambert
Mise en lecture de Angela Konrad
Une production du FIL 2023 en codiffusion avec l’Usine C
Usine C, 24 et 25 septembre 2023

Pas une de ces personnes / Not One of These People
Texte et interprétation de Martin Crimp (anglais)
Mise en scène, traduction et interprétation (français) de Christian Lapointe
Une production de l’Usine C en partenariat avec le FIL 2023
Usine C, 29, 29 et 30 septembre 2023

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François Jardon-Gomez, « « Not One of These People »: des voix en tête », Le Devoir, 28 mai 2022.

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