Le désir brodé à même la peau

028030500031
Rebecca Leclerc
09.08.2023

Entre le terrain du psychanalyste et le non-territoire de la psychanalyse, des fils se tissent, sans fin, comme entre chaque patient et son analyste, chaque analyste et son patient. Entre la clinique et la théorie, la navette poursuit son trajet ; entre le manifeste et le latent, entre les mots et la chair. 

Jean-Bertrand Pontalis, « Le métier à tisser », Nouvelle revue de psychanalyse

Das Ding

Assise dans l’atelier d’un ami, je laisse mon regard s’attarder sur les meubles. Une lampe à l’abat-jour en velours chartreuse retient mon attention. Assez pour que je perde le fil de la discussion, assez pour que j’arrête d’écouter. Soudain sa voix devient l’arrière-fond de mon errance – je me demande d’où vient cette lampe. Comment elle est arrivée là. Je m’attarde sur son pied en laiton, je reviens à son beau chapeau de velours, à ses franges, à sa jupe de plis denses. Je la trouve belle. Je voudrais qu’elle soit chez moi, qu’elle soit à moi. Puis une chaise en bois accroche mon regard et, dans mon égarement, je lui accorde aussi du temps. Son siège est large, son dossier bas, et son bois foncé est taillé en strates, lui octroyant un cachet unique. Son mince coussin corail est défoncé. Je me dis que ces meubles ne s’achètent pas, qu’ils sont chez les gens. Il semble qu’ils aient tous la même histoire : ils étaient dans la famille, ou ils étaient là quand nous avons emménagé; les personnes ne semblent jamais vraiment savoir comment elles se sont retrouvées avec eux entre les mains. Ce sont des objets magnifiques, abîmés, qui traînent dans les greniers ou les ateliers, recouverts de poussière, parfois dévorés par l’humidité, d’autres fois détruits par les mites. Abandonnés mais vivants, appartenant à tout le monde et à personne. Je demande à mon ami d’où vient la lampe en velours chartreuse qui se trouve derrière lui, il me répond qu’elle était déjà là quand il est arrivé à l’atelier. Je m’interroge alors sur ses autres vies, que je voudrais connaître. J’invente la scène de son achat.

En analyse, je raconte cette scène en mettant en avant mon désir. Non pas seulement de connaître ces meubles, mais aussi de les posséder. Je comprends que je cherche une histoire qui serait la mienne. Un roman familial. L’attirance que j’ai pour ces vieux meubles relève non seulement de l’esthétique, mais peut-être surtout de l’identité : je m’identifie à l’histoire que je leur invente, et je me dis que je voudrais faire partie d’une famille dans laquelle des choses aussi belles sont passées de génération en génération.  

De l’objet, Freud a dit qu’il était «  ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but /01 /01
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, « Objet », dans Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2016 [1967], p. 290
». J’ai naïvement – et très longtemps – pensé l’objet psychanalytique en termes d’extériorité, de matérialité, alors qu’il constitue l’un des concepts les plus difficiles de la discipline. Pour moi, l’objet de la théorie psychanalytique était un divan, à tout le moins un meuble, un instrument de musique, un être humain, un coquillage, un écheveau de laine. Mon imaginaire freudien admettait également, un peu par paresse, un peu par défiance, une «  psychanalyse de l’objet  »  : j’ai compris que les choses inanimées avaient une vie psychique – projetant du même coup des pulsions sur les sujets animés, soudain faits objets par la relation compliquée que cela implique. Lacan, après Freud, a établi une difficile et fondamentale réalité de l’objet : il est perdu d’entrée de jeu. On le désire qu’aussitôt on le perd. Je lisais la théorie psychanalytique, confuse, en me disant que je pouvais posséder l’objet-meuble que je désirais, qu’il n’allait pas disparaître, mon objet, que je pouvais le nommer, le mettre dans mon salon, m’asseoir sur lui, mon objet d’amour, ma possession, mon bien. J’ai saisi, plus tard, que je ne comprenais pas grand-chose aux idées freudiennes et lacaniennes sur « la relation d’objet ». Ou que, au mieux, je les comprenais comme bon me semblait, avec ma conception bizarre du monde, avec ma tendance naïve à tout prendre au premier degré. L’objet, ai-je appris à la dure à l’université, s’appelle a, b, c, d; il est succion et excrétion, voix ou regard; il est Chose hors langage; il est perdu, invisible. Ce n’est pas une table ni un sofa. Ou l’est-ce ? 

Le divan de Freud

Il est fascinant que l’ensemble de la métapsychologie freudienne se soit développée autour d’un divan. C’est en 1891 qu’une patiente offre à Freud l’ottomane qui deviendra le symbole de la psychanalyse, participant au mythe qui entoure aujourd’hui la discipline. Il suffit maintenant de dire que «  quelqu’un est sur le divan  » pour que l’on saisisse, par métonymie, que la personne est en analyse. De cette ottomane, on a dit qu’elle évoquait l’univers du rêve, permettant aux patient·e·s allongé·e·s de se soumettre à la méthode, que ce soit l’hypnose – première approche de Freud – ou l’écoute silencieuse, que le psychanalyste utilise dès 1896. On a souvent parlé de ce que le divan faisait, ou permettait, mais on s’est rarement intéressé à l’objet en soi. On n’a jamais vraiment parlé de son histoire ou des techniques ayant permis sa confection.  

Je confie à mon analyste que je m’imagine parfois dans le cabinet de Freud, sur ce divan, et que je sais que j’aurais été incapable de « m’abandonner » à mes pensées. J’aurais plutôt été fascinée par les tapis kachkaïs, provenant de la Perse, et par les coussins colorés en velours. J’aurais fixé les agencements stylistiques de la pièce, j’aurais posé des questions sur chaque bibelot, chaque sculpture. J’ai toujours eu l’impression que les justifications du choix de ces objets n’étaient que des esquives, comme si la théorie essayait d’invalider la possibilité qu’un meuble nous mobilise autant qu’un désir, un fantasme, un récit, un souvenir ; que dans la rencontre avec une chaise, une lampe ou un vêtement, nous soyons dans un dialogue, que nous vivions une fascination, une expérience que l’on n’essaie pas de fuir. J’essaie de dire qu’il existe un espace clandestin, dans la théorie psychanalytique, où les meubles, les objets, ont un sens propre, indépendant de ce qu’on projette sur eux.  

028030500010-1
Rebecca Leclerc

En parallèle de ma cure, je tricote. Je crée mes propres objets précieux, mes vêtements artisanaux, mes œuvres à moi. Environ un an après avoir commencé mon analyse, je me suis mise à tricoter pendant les séances. À côté des souvenirs et des rêves que je raconte, mes doigts se meuvent et, une maille à la fois, inventent une autre histoire. Par le tricot – je le comprends en analyse –, j’écris un nouveau roman familial, un qui me plaît davantage et qui me fait sentir à ma place. Ma pratique de l’artisanat et ma sensibilité au geste de fabrication me font prendre conscience que, depuis mon arrière-arrière-arrière-grand-mère, paraît-il, nous sommes des tricoteuses, tisseuses, fileuses, crocheteuses. Me voici soudain issue d’une lignée de sorcières qui fabriquent, dans l’intimité de leurs logis, des chandails, des chaussettes, des couvertures. Nous gardons les gens au chaud, nous les artisanes, nous recouvrons de laine tout le monde autour de nous, nous les enveloppons. Les travaux de Didier Anzieu sont particulièrement féconds pour réfléchir à la portée psychanalytique de cette dynamique. Selon lui, dès la naissance, le nouveau-né se voit «  enveloppé » : «  L’entourage maternant est appelé ainsi parce qu’il entoure le bébé d’une enveloppe externe faite de messages et qu’il  s’ajuste avec une certaine souplesse, en laissant un écart disponible, à l’enveloppe interne, à la surface du corps du bébé, lieu et instrument d’émission de messages /02 /02
Didier Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 2006 [1975], p. 84
». Les tricots pour bébés – chaussettes, petits bonnets – mettent en avant la symbolique de la laine comme prolongement de la chair, dans l’enfance. On recouvre de laine un bébé que l’on veut réchauffer, on prolonge ou un comble un désir de le prendre dans nos bras par un vêtement tricoté, sorte de double de l’enveloppe corporelle. Puis on grandit et on perd un peu ce rapport charnel à la laine, ou du moins il devient flou; on conserve le plus souvent l’idée que le tricot pique : «  je ne supporte pas la laine  » –  on me le dit souvent –, une manière de dire «  ne m’enveloppe pas, ne me recouvre pas, ne me réchauffe pas  ». J’apprends en analyse à voir ma famille sous l’angle de l’artisanat, et je prends conscience que j’ai été aimée dès la naissance – et pendant toute mon enfance – par la laine, cette matière morte-vivante, comme les cheveux et les ongles.  

Les stries du bois

Ayant expérimenté le côté pratique des liens entre la psychanalyse et l’artisanat, j’ai voulu savoir si la théorie psychanalytique lui avait déjà donné une place. J’ai été étonnée de trouver chez Pierre Fédida l’idée bien simple que la psychanalyse serait comme l’artisanat. Ce passage de L’absence l’illustre bien : «  Métier d’analyste rendu, par écrire, métier d’artisan avec des mains pour travailler le bois. La poétique de l’analyse rappelle simplement l’origine et la destination poétique de l’écriture. Les stries du bois. J’ai pensé que métier d’analyste était métier d’établi. L’analyste est-il menuisier ou ébéniste /03 /03
Pierre Fédida, « Les stries de l’écrit – La table d’écriture », dans L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 56
? » Fédida ramène l’analyse à la matière, aux stries du bois, c’est-à-dire au corps : si l’analyste est comme l’ébéniste, travaillant de ses mains son médium, alors son corps en tout temps est mobilisé, et sa technique est fondamentale à sa création théorique ou analytique, à son interprétation, à son écriture. L’hypothèse de Fédida permet d’envisager la psychanalyse comme un processus, indépendant d’une finalité, d’une « réussite de la cure » ou d’une durée prévisible et contrôlée. De même, l’artisanat survit à condition qu’il soit impermanent ; à condition de pouvoir tout défaire, refaire, recommencer ; à condition de connaître ses outils et ses matériaux ; à condition de ne pas avoir d’échéances, d’attentes ; à condition d’être patient·e jusqu’à la moelle ; à condition de passer des heures et des jours et des mois à se fondre dans sa pratique ; à condition de connaître si bien sa chose, sa matière, qu’un coup d’œil suffira à imaginer le meuble, le vêtement, l’objet à venir. Cette métaphore théorique est inspirante, mais suffit-il d’aimer l’image pour l’habiter, l’incarner, la défendre ?

Je me souviens avoir été presque insultée lorsque, lisant le huitième tome de La recherche de Proust, je suis tombée sur cette phrase : «  Je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe /04 /04
Marcel Proust, Le temps retrouvé. À la recherche du temps perdu, tome VII, Paris, Gallimard, p. 241
. » Opposant l’architecture à la couture, le narrateur de Proust me faisait un pied de nez insupportable alors que j’étais moi-même en train d’apprendre à coudre – et je me suis dit qu’il fallait ne s’être jamais assis devant une machine à coudre, une surjeteuse, un patron à découper, des tailles à respecter, un tissu à choisir, pour opposer si franchement les compétences techniques de la couture et de l’architecture. Je me dis que c’est une question de genres  : les psychanalystes et les écrivains comparent leur pratique aux artisanats qui sont traditionnellement «  masculins », et relèguent les artisanats traditionnellement «  féminins » à la vie quotidienne, à quelque chose de « naturel ». Je pense ici à Freud, qui affirme dans les Nouvelles conférences sur la féminité  : «  On estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux découvertes et aux inventions de l’histoire de la culture mais peut-être ont-elles quand même inventé une technique, celle du tressage et du tissage /05 /05
Sigmund Freud, « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 155
. » L’espace manque pour élaborer une réflexion plus poussée sur ce passage, mais retenons simplement cette rapidité avec laquelle Freud explique par un fait de nature cet artisanat – le tissage – aux techniques pourtant complexes.   

Les châles de Lou Andreas-Salomé

Avec ces questions en tête, j’ai été particulièrement sensible à la correspondance entre Lou Andreas-Salomé et Anna Freud. Persuadée d’y trouver un prolongement des idées freudiennes de l’époque – la première étant une fidèle disciple de Freud, et la deuxième, sa fille –, j’ai plutôt découvert des échanges bouleversants sur l’artisanat et les productions textiles d’Anna, qui crochète sans cesse des vêtements pour Lou. Comme dans un désir d’envelopper son analyste – pour revenir à Anzieu –, Anna écrit  :  « Le temps que je suis assise au chevet de papa, je travaille au crochet ce qui deviendra un vêtement pour toi. […] Mais il nous faut avoir tes différentes mesures /06 /06
Lou Andreas-Salomé et Anna Freud, À l’ombre du père. Correspondance, 1919-1937, traduit de l’allemand par Stéphane Michaud, Paris, Hachette, 2006, p. 197-198
. » En réponse à ces jupes, à ces châles et à ces manteaux, tous fabriqués à la main, lentement, Lou Andreas-Salomé en vient à considérer l’artisanat comme une forme privilégiée d’accès au soi et à la psychanalyse. Elle fait du principe de la maille (un nœud dans un autre nœud) un métissage, et développe l’idée de fils qui composent, ou recomposent, la vie : là où Anna, effarouchée devant elle-même, n’arrive pas à écrire une seule phrase – au grand dam de Freud, qui la pousse à dire –, Lou parvient, en admettant que le crochet est une métaphore directe de son besoin, à guider Anna sur la voie du mieux-être.  

Assise sur mon lit, un ouvrage de tricot à la main, j’observe sur mon écran d’ordinateur le bureau de mon analyste. Sa grande bibliothèque Ikea, les livres dont j’essaie de déchiffrer les titres, un téléphone à ligne fixe. Je devine une porte, à gauche. Nous sommes au cœur de la pandémie et nos rencontres ont lieu sur Zoom. Je mets la caméra de mon ordinateur un peu plus haut, pour qu’il ne puisse pas voir mes mains qui tricotent. Je commence à raconter un rêve, un souvenir d’enfance, un événement marquant, je lui parle de couleurs, de meubles, de mes frustrations, de mon sentiment d’imposture, des choses qui m’ennuient, de mon incapacité à sortir de mes spirales mentales. En secret, sous l’écran, je tricote un chandail. Je sais qu’il le sait. Il ne dit rien. Je pense à Lou Andreas-Salomé, qui se réjouissait d’avoir une «  enveloppe-Anna  » (Annahülle), et j’entrevois la possibilité curative de mon processus de tricot, qui remplace, finalement, ma narration – sous la forme d’un chandail, d’un bonnet, d’une écharpe, d’un châle, d’une jupe. Je me fais couvrante, protectrice : les plaies ouvertes, les souvenirs douloureux, le mal-être et la laideur, je les referme à l’aiguille, je les brode à même ma peau. 

/01
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, « Objet », dans Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2016 [1967], p. 290
/02
Didier Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 2006 [1975], p. 84
/03
Pierre Fédida, « Les stries de l’écrit – La table d’écriture », dans L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 56
/04
Marcel Proust, Le temps retrouvé. À la recherche du temps perdu, tome VII, Paris, Gallimard, p. 241
/05
Sigmund Freud, « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 155
/06
Lou Andreas-Salomé et Anna Freud, À l’ombre du père. Correspondance, 1919-1937, traduit de l’allemand par Stéphane Michaud, Paris, Hachette, 2006, p. 197-198

Articles connexes

Voir plus d’articles