Pourquoi tu fermes les yeux ?

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09.06.2023

Vania Last Call au théâtre de La Licorne, Texte et mise en lecture : Denis Bernard, Adapté de la pièce de Anton Tchekhov, Avec : Frédéric Blanchette, Éric Bruneau, Laurence Champagne, Sophie Clément, Lauren Hartley, Denis Houle, Guillaume Lambert, Louise Laparé, Pierre Lebeau, Bruno Marcil, Marie Michaud, Alice Pascual, Évelyne Rompré. Musique de Yves Morin, Production : La Manufacture.

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Ce que la “ croyance en Dieu ” ne peut plus recueillir, voilà que les beaux vases de l’incroyance athée sont prêts à le recevoir. 

Bruno Latour

Quand j’ai appris la mort de Bruno Latour – en retard, comme d’habitude – la première chose qui m’est venue à l’esprit, ce n’est pas sa critique des Modernes, ni son travail d’observation des scientifiques en laboratoire, ni sa plus récente conversion aux pamphlets écologiques, ni l’immense chantier qu’a constitué son Enquête sur les modes d’existence. Non, j’ai plutôt pensé à un tout petit livre, son plus personnel peut-être, sans aucune prétention scientifique : Jubiler ou les tourments de la parole religieuse. Dans celui-ci, Latour renoue avec une forme de discours qui échappe à l’impératif de produire de la nouveauté ou d’ajouter à tout prix à l’édifice de la connaissance, cherchant plutôt à répéter et réactualiser une parole qu’on n’arriverait plus à entendre sans « la déformation, la réformation qui font partie du message ».

La force de Vania last call, une adaptation « lousse » de Oncle Vania de Tchekhov (pour reprendre les mots du metteur en scène Denis Bernard), repose en grande partie sur la pertinence de cette « déformation » et sur sa capacité à faire résonner le texte avec des enjeux contemporains. Du vaste pavillon situé au cœur de la campagne russe dans la pièce originale, Bernard choisit de transposer l’action dans un bar à spectacles au fond du Québec régional. Le texte est émaillé de références à la culture et à l’histoire nationale, de la Révolution tranquille à Richard Desjardins, en passant par Leonard Cohen, la Grande Noirceur et René Lévesque. Sérébriakov (Pierre Lebeau), appelé ici plus prosaïquement « le vieux crisse », est un baby-boomer qui l’a eu facile, un « bouffeur de subventions pluggé avec les conseils des arts ». La tournure locale ajoutée par Bernard réussit à raviver le caractère comique de la pièce (on oublie trop souvent à quel point Tchekhov est drôle avant d’être tragique), mais aussi à donner du corps aux querelles intergénérationnelles et à la dynamique de domination qu’on découvre au fil des actes.

Rares sont les occasions d’assister au chantier créatif qui mène jusqu’à la première en salle d’une pièce. Or, Denis Bernard a choisi de nous convier à une étape préliminaire, c’est-à-dire à une lecture de l’œuvre non définitive, juste pour le plaisir « d’entendre ce que ça donne ». Le dispositif scénique étant minimal – un piano électronique, une série de lutrins derrière lesquels sont assis les comédien.nes, un micro pour simuler la scène du bar, le metteur en scène lisant lui-même les didascalies sur son ordinateur –, toute la place est laissée à la sonorité de ce Tchékhov québécisé et à l’interprétation des comédien.es, qui réussit à faire surgir ce cabaret dans l’imagination du spectateur. Difficile de ne pas penser au film Drive my car de Ryūsuke Hamaguchi (2021) qui consacrait de longues scènes à une troupe de théâtre d’Hiroshima préparant une représentation multilingue d’Oncle Vania. Signe, peut-être, que ce texte de Tchékhov résonne particulièrement avec notre sensibilité contemporaine.

Une double reprise

À bien y penser, le Drive my car d’Hamaguchi a en commun avec Vania Last Call d’explorer la perte de sens dans un monde où les grands récits fédérateurs ont disparu, au profit des petites frustrations de l’ego. Assis dans la grande salle de La Licorne, je m’étonnais que nous ayons souvent l’illusion de vivre à une époque particulièrement angoissante, comme si la dépression avait germé de nos réseaux, alors qu’une pièce comme Oncle Vania, écrite il y a plus de cent ans, nous offre un miroir si juste de cette intime souffrance.

Les auteurs russes, ceux de la grande période du XIXe siècle (Tourgueniev, Dostoïevski et Tolstoï à fortiori), excellent à traiter de la souffrance, et surtout du sens que la souffrance peut conférer à nos existences. Ils excellent surtout à reprendre et réformer les grands messages du christianisme pour leur donner une résonnance inédite. En ce sens, offrir une adaptation d’un classique comme Oncle Vania, c’est toujours reprendre aussi l’eschatologie chrétienne, mais comme un peu « tordue de biais pour lui faire accoucher à nouveau du présent », dirait Latour.

À ce titre, Vania Last Call nous offre plusieurs clés pour réinterpréter la morale tchékhovienne. Vania (Frédéric Blanchette) s’en prend au « maudit marché de marde », pendant qu’Astrov (Bruno Marcil) parle du désastre écologique causé par l’avidité des hommes et que Trigorine (Éric Bruneau) se plaint de la surexposition de sa face dans des téléséries insipides. La très belle interprétation d’une chanson de Philippe B vient aussi apporter de l’eau au moulin : « Pourquoi tu fermes les yeux? / Au moment de l’explosion. » Ainsi la dernière et très célèbre réplique de Sonya (Alice Pascual) – « Patiente, oncle Vania, patiente, nous nous reposerons » – prend une tournure aussi socio-politique que mystique.

Métalepse quand tu nous tiens

Quatre personnages appartenant à La Mouette viennent aussi rythmer l’ambiance du bar-spectacle. Treplev (Guillaume Lambert) est particulièrement tordant dans un numéro de « claquettes à bouche » qu’il présente au cabaret, en duo avec sa mère. Irina Arkadina (Evelyne Rompré) apparaît parmi les spectateurs, cliente éméchée qui colle à sa table jusqu’aux petites heures. Trigorine, évoqué plus haut, confie son mal-être de star à la jeune Nina (Laurence Champagne), qui rêve de partager l’écran avec lui.

On se rappellera que dans Métalepse, de la figure à la fiction, Gérard Genette consacrait un passage au théâtre, remarquant que l’art dramatique est particulièrement propice à créer des effets métaleptiques entre réalité et fiction. En effet, le spectateur dans la salle a cette propension à confondre les acteurs et leurs rôles, à passer de l’univers de la pièce à l’univers réel dans une activité « aussi inconsciente qu’efficace ». Bernard, en misant sur une distribution assez jet-set, semble prendre un malin plaisir à investir cette frontière. Suffit que Pierre Lebeau lâche un râle pour qu’on oublie « le vieux crisse » et qu’on n’ait d’yeux et d’oreilles que pour l’interprète lui-même. Quant à Éric Bruneau, qui joue cet acteur « trop beau » et surexposé… vous voyez le tableau.

La langue, la nôtre

Mais la vraie réussite de Vania Last Call est celle de nous faire entendre la vérité du texte de Tchekhov dans la langue québécoise la plus crue. Les répliques de Marina (Sophie Clément), la vieille nourrice de la famille, tombent particulièrement à pic : « Ma foi du calice, qu’est-ce tu veux répondre à ça? Fuck you! » ou encore « En tout cas, s’y se rappellent pu de moi dans deux cents ans, qu’y mangent d’la marde! ». En 1983, Michel Tremblay avait lui aussi proposé une réécriture de Oncle Vania, joualisant le personnage de Marina pour marquer son appartenance à une classe inférieure. Pour le reste, Tremblay avait choisi d’opter pour un français international et de conserver les lieux et les références russes, cherchant à s’éloigner de la tendance ethnocentrique du théâtre québécois des années 1970.

Doit-on voir dans cette nouvelle adaptation de Denis Bernard un retour à ce nationalisme préréférendaire? Les temps ont changé et la question semble dépassée. La langue de Marina, dans Vania Last Call, paraît moins inférieure qu’actuelle, et le jeu des références sur lequel valse cette adaptation est plus funambulesque qu’idéologique. Ainsi progressent les répliques : sur la fine ligne entre la vodka et la Labatt 50, entre la spiritualité et la critique sociale, entre la comédie et la tragédie de ces existences banales. Au final, on en ressort avec l’impression que le texte de Tchekhov gagne à s’éloigner des traductions académiques françaises qui ont trop longtemps eu tendance à normaliser et enjoliver le style de ce grand chirurgien du malheur ordinaire. Et on en ressort surtout avec la conviction que ni l’amour, ni l’argent, ni le succès n’ont le pouvoir de nous rendre heureux. Quant au théâtre, il a au moins la capacité de nous faire oublier, pour un instant, que nous ne le sommes point.

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