Clandestines. Texte de Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent. Interprétation : Alexandre Bergeron, Sofia Blondin, Sarah Laurendeau, Diane Lavallée, Myriam LeBlanc, Nahéma Ricci, Mattis Savard-Verhoeven, Marie-Claude St-Laurent. Mise en scène : Marie-Ève Milot. Scénographie : Anne-Sophie Gaudet. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et du Théâtre de l’Affamée. Présentée à la salle Michelle-Rossignol du 24 janvier au 11 février 2023.
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Nous sommes dans un Québec qui n’a de dystopique que son rapport à l’avortement. La dystopie n’est pas futuriste ; plutôt, il s’agit d’un retour à l’époque où nos mères ou grands-mères (selon la génération à laquelle on appartient) devaient passer à travers des cerceaux enflammés pour se voir « peut-être » accorder le droit de mettre un terme à leur grossesse, à moins qu’elles n’aient eu « la chance » d’être affligées d’une condition mettant leur vie en danger. Dans ce contexte, un réseau clandestin s’organise pour aider les femmes qui ne satisfont pas aux critères limitatifs des comités d’évaluation gouvernementaux pour accéder à un avortement sécuritaire. Ce sont deux femmes œuvrant dans ce réseau, une médecin (très enceinte) et une sage-femme (qui souhaite se faire avorter, après avoir cru pendant plusieurs années désirer ce bébé) que nous rencontrons dans la première partie de la pièce. Dans un appartement transformé clandestinement en cabinet médical de fortune, elles attendent la dernière patiente de la nuit. Celle-ci se révélera être une militante d’un groupe anti-avortement dont les plans, qui visent à incriminer la médecin, se concluent par un meurtre aussi accidentel que tragique.
On a énormément parlé de la pièce Clandestines, dans les dernières semaines, alors qu’elle n’a pris l’affiche que le 2 février. Ce qui est une excellente nouvelle pour ses créatrices Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent est un peu plus embêtant pour la critique que je suis. Qu’en dire de plus que ce qui a déjà été dit? Même chose pour la qualité unilatérale de la production : du texte à la scénographie, du décor à la musique, de la rigueur de la recherche à la mise en scène et au jeu de l’ensemble des acteur·rice·s, tout y est – on se trouve devant une œuvre aboutie, entière, aussi intelligemment pensée que présentée. Dans ce contexte, j’ai envie de réfléchir, au fil de l’écriture, à un aspect de la pièce qui m’habite depuis que j’ai assisté à la représentation. Si nous étions devant une photo, je dirais avec Barthes que c’en est le punctum, c’est-à-dire son « point sensible » ou « ce qui me point ».
Le point sensible
La seconde partie de la pièce s’organise autour de plusieurs personnages : la jeune fille meurtrière, dont on découvre le désespoir complexe ; l’avocat qui la représente, coincé entre ses convictions et la posture du cabinet pour lequel il travaille ; la bénévole du groupe de soutien aux femmes enceintes en difficulté qui est prête à tout pour empêcher celles-ci d’interrompre leur grossesse ; le jeune politicien enjôleur qui bâtit sa carrière sur la restriction du droit à l’avortement, présentée comme une mesure sociale et économique ; et la jeune femme qu’il a mise enceinte par accident et dont il voudrait ardemment voir la grossesse interrompue.
Si la première moitié de la représentation était caractérisée par la restreinte et la lenteur, c’est tout le contraire pour celle-ci : la multiplication des discours, le changement des points de vue et des scènes, l’intensité des personnages lui donnent une vivacité qui contraste avec la sobriété précédente. Alors que la médecin et la sage-femme étaient frappantes par leur profondeur, qui se laissait voir dans certains détails de gestuelle, le politicien et la bénévole paraissent saturés et leur discours, caricatural. Tant les uns que les autres ne versent jamais dans le clownesque ou dans le sarcasme ; seulement, ils sont ramenés à une essence de prime abord plus simple et plus spectaculaire.
Leur discours est si sentencieux qu’on en rit, littéralement, à voix haute. Et c’est ici que tout se joue. Dans ce rire. Dans ce qui semble à première vue caricatural. On rit de leur logique bancale, de l’énormité de leurs propos, dont les fils sont tellement visibles qu’il paraît impossible d’y adhérer ; on rit de la grossièreté des personnages, de leur naïveté, de leurs contradictions. Le rire fonctionne ici sur le principe de la connivence. Ce qui nous fait rire, c’est de reconnaître les tropes, de voir immédiatement, dans ce politicien, un amalgame de ceux qui nous dirigent actuellement. Ce qui nous fait rire, c’est donc aussi ce qui pointe vers la part de réalité de cette dystopie : l’influence qu’ont des groupes organisés sur des personnes désespérées et sans ressources, l’ampleur de la solitude qui amène une dame d’un certain âge à militer contre l’avortement car elle trouve en ceux-ci une communauté, l’utilisation politique et marketing qui est faite de la souffrance individuelle, la violence envers les femmes normalisée par le système patriarcal…
Il semble qu’il ne reste de dystopique que ce qui est lié au lieu et à l’époque : l’action est située au Québec, où les femmes sont encore libres d’avorter aujourd’hui. Si elle prenait place aux États-Unis, elle perdrait sa dimension spéculative. Pourtant, au moment où Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent commençaient à écrire cette pièce, il y a à peine cinq ans, l’arrêt Roe c. Wade protégeait encore le droit des femmes à interrompre leur grossesse. Je me demande si le rire qui traverse la seconde partie de la pièce, orientée sur les tragédies ordinaires, n’est pas aussi une manière de nier la frayeur qu’inspire la facilité avec laquelle on peut rapporter ces situations, ces propos, ces figures, à notre quotidien et la complexité des expériences qui se cachent derrière des positions et des gestes qu’on préfère qualifier de bons ou de mauvais.