Sur l’apparition des os dans le corps. Texte : Gabriel Plante ; mise en scène : Félix-Antoine Boutin ; interprétation : Amélie Dallaire, Gabriel-Antoine Roy ; scénographie : Odile Gamache ; lumières : Julie Basse ; conception sonore : Christophe Lamarche-Ledoux ; une création de Création Dans la Chambre, présentée au Théâtre Prospero, du 24 janvier au 11 février 2023.
///
Il faut le dire d’emblée : Sur l’apparition des os dans le corps est une proposition théâtrale d’une rare densité qui ne conviendra qu’à une poignée de gens. On a beau nous présenter ce spectacle comme la quête de sensations d’une femme qui se jette en bas des ponts dans l’espoir vain de ressentir quelque chose, une fois assis dans la salle, on oublie vite cette prémisse rationnelle en étant happés par une succession de réflexions poético-philosophiques trop souvent absconses. On en vient à regretter de ne pas plutôt découvrir ce texte riche sous la forme d’un livre qu’on pourrait parcourir plus attentivement en laissant le temps à sa poésie de se déposer. Dans sa forme théâtrale, la proposition donne plutôt l’impression d’un fouillis surréaliste – une déstrafication qui n’est certes pas dénuée d’intérêt, mais qui, parce que mal dosée, nous fait parfois basculer dans l’incompréhension.
Après une quinzaine de minutes d’errance, la mise en scène de Félix-Antoine Boutin nous réconcilie néanmoins en partie avec l’abstraction du texte de Gabriel Plante en parvenant à lui conférer une cohérence esthétique qui fournit des éléments auxquels se raccrocher. Grâce à son inventivité et son intuition, combinées à la scénographie simple mais efficace d’Odile Gamache et à la musique de Christophe Lamarche-Ledoux, le metteur en scène nous plonge dans un univers digne d’un film de David Lynch : composée d’un lit et d’un bain, la chambre de motel où se retrouvent les deux personnages est recouverte de boiseries sombres ; au centre, une plateforme dont le lourd rideau de velours rouge dévoile tour à tour une cabine téléphonique dans un désert, une scène de stand-up, ou encore un site archéologique. Cette configuration spatiale contribue de belle façon à donner forme à la désorganisation qui est au cœur de ce spectacle. On peut dès lors plus facilement accepter le laïus des personnages, qui se produisent dans ce non-lieu de tous les possibles où ils ont fui.
Le malaise de la signifiance : un éloge de l’ambiguïté
Malgré la relative désorientation que provoque Sur l’apparition des os dans le corps, certaines réflexions parviennent à nous atteindre, notamment celles entourant l’identité, qui constituent les moments les plus aboutis du spectacle. En établissant un dialogue entre fond et forme, Plante interroge notre besoin maladif de signifiance, cette obligation à toujours nommer et ordonner le monde qui nous entoure afin de combler notre vide intérieur et de calmer notre angoisse d’être au monde. C’est ce que fait le personnage interprété avec nuances par Amélie Dallaire : en pleine crise existentielle, elle brise tous les os de son corps, puis les répertorie en les nommant un à un – même ceux dont on ignorait qu’ils puissent avoir un nom – pour savoir ce qui la constitue intérieurement. Elle mesure ensuite, à l’aide de calculs géométriques abstraits, la distance invisible qui la sépare de l’être aimé. À l’inverse, le personnage interprété par Gabriel-Antoine Roy revendique n’être pas grand-chose, lui qu’on a trouvé dans une ruelle, qui n’a pas d’histoire personnelle et ne porte pas de nom ; un être indéfini, ni homme, ni femme ; un être queer, un devenir-neutre. C’est une boîte de Pandore qu’ouvre alors le dramaturge, sans heureusement fournir de réponses aux maux de notre société qu’il met ainsi en lumière.
Plante nous amène en fait à nous questionner au sujet des bénéfices qu’il pourrait y avoir à renouer avec le « fouillis immémorial », ce moment dans l’histoire de l’humanité où tout échappait encore à l’identification et où on acceptait l’ambiguïté. Par exemple : à quel moment a-t-on fait le choix de la binarité sexuelle, rejetant ainsi la possibilité d’un troisième sexe ? Quelle importance aura ce système subjectif dans quelques siècles, lorsque notre espèce aura évolué au point de percevoir le monde à l’aide de tout nouveaux paramètres ? Pourquoi l’incertitude et l’ignorance nous rendent-elles aussi inconfortables lorsqu’on ne peut les intégrer à la logique capitaliste de notre époque, où tout n’est plus que catégorisations et associations productives ? N’est-il pas épuisant, aujourd’hui, de porter une identité fondée sur des modèles normatifs dont la cohérence est à réévaluer à tout instant ? Voilà quelques-unes des nombreuses interrogations qui se trouvent en filigrane de Sur l’apparition des os dans le corps. L’insensibilité généralisée dont souffre le personnage de Dallaire est peut-être due, entre autres, à cette dénomination excessive, à cet accès trop facile au savoir, à cette hypervisibilité qui ne laisse plus place aux ombres. De la ruelle de Centre-Sud à la chambre de motel en plein cœur du désert du Mojave, on sent que les personnages imaginés par Gabriel Plante cherchent à renouer avec une ambiguïté fondatrice – et salvatrice ; à accepter qu’iels ne sont finalement pas grand-chose, et que c’est tant mieux.