Cyclorama, texte, mise en scène et interprétation : Laurence Dauphinais; interprétation : Antoine Yared ;interprétation et conseil historique : Alexandre Cadieux, Erin Hurley; assistance à la mise en scène et régie : Charlie Cohen ; scénographie : Robin Brazill; costumes : Cynthia St-Gelais; éclairages : Chantal Labonté; musique originale : Navet Confit; conception vidéo : Allison Moore; accessoires et assistance à la scénographie : Marie-Eve Fortier; maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger; conseil dramaturgique : Cristina Cugliandro, Mathieu Gosselin, Camille Trudel; intégration vidéo : Pierre Laniel; sonorisation : Gabrielle Couillard; surtitres : Elaine Normandeau; régie surtitres : Mélodie Lupien; recherche historique : Alexis Paquette-Lacasse; équipe technique : Eric-William Quinn, Judith Rémillard, Ophélie Lacasse, Annie Préfontaine, Anaé Lajoie Racine, Coralie Cloutier, Philippe Bélanger, Sébastien Savoie, Frédéric Dessoly, Mariklôde Tardi, Antoine Babin. Présenté au Théâtre Centaur et à la salle Michelle-Rossignol du 11 octobre au 5 novembre.
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Afin d’assister à la nouvelle pièce de Laurence Dauphinais, j’ai dû taper « Théâtre Centaur » sur un moteur de recherche. Je n’avais jamais foulé le sol de ce théâtre et ignorais absolument où il était situé. L’ordinateur m’indique « 453 rue Saint-François-Xavier », près de la station de métro Place d’armes. Les spectateurs anglophones dans la salle avaient-ils dû, pour leur part, googler l’adresse du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui? Sans doute. Du moins ceux qui n’y avaient jamais mis les pieds avant ce soir-là, car c’est dans ce lieu qu’aboutit le spectacle. Par une navette faisant le pont entre les deux théâtres, Cyclorama propose aux communautés anglophone et francophone de découvrir le théâtre fait par « l’Autre » dans une pièce bilingue surtitrée.
Rencontrer l’Autre
C’est véritablement une rencontre avec l’altérité qui nous est proposée dans Cyclorama. La pièce commence d’ailleurs avant le lever des rideaux, tandis que le murmure dans la salle se donne à entendre à la fois dans les langues de Shakespeare et de Molière (chose inédite dans un théâtre francophone.) On ne saurait trop insister sur ce que ce spectacle révèle avec une évidence singulière : les théâtres anglophones et francophones de Montréal évoluent en vase clos – leurs spectateurs ne se parlent pas, leurs créateurs ne collaborent pas, leurs directeurs ne pensent pas en commun. Bien que, depuis leur fondation en 1969 (hasard qui fait sourire, les deux institutions sont nées la même année…), certains artistes associés à chacune de ces institutions aient tenté de créer des ponts entre ces deux solitudes (on nomme par exemple Jean-Claude Germain et Jacques Languirand), on constate toutefois l’échec de ces efforts.
C’est d’abord à travers l’expérience de Laurence Dauphinais et d’Antoine Yared, deux interprètes (la première, francophone, le second, anglophone) qu’on découvre ce hiatus. Lorsqu’elle était jeune et férue de théâtre, Laurence rêvait d’interpréter des partitions classiques, une opportunité qui ne s’est présentée qu’une seule fois pour elle, dans une production anglophone. Les rôles qui lui ont été donnés par la suite étaient exclusivement issus de textes contemporains ou québécois. Antoine, quant à lui, a joué majoritairement dans des pièces tirées du répertoire après avoir quitté Montréal, où il n’y avait pas suffisamment de travail pour lui, s’engageant alors auprès du festival de Stratford. Cette imperméabilité entre les deux communautés théâtrales avait d’ailleurs frappé Laurence Dauphinais dès son entrée à l’École Nationale de Théâtre, impression qui l’a conduite jusqu’à l’écriture de ce spectacle.
Deux autres personnages s’ajoutent à la création et à travers eux s’invite la perspective du « savant » : historiens du théâtre, ils incarnent leur propre rôle – l’un est francophone (Alexandre Cadieux), l’autre est anglophone (Erin Hurley). Ils se présentent comme des passeurs d’un savoir dit « neutre » ou « objectif », mission qui se révèle tournée en dérision tout au long du spectacle à coup de citations rébarbatives sur la méthodologie de leur recherche. Car qu’est-ce que faire l’histoire du théâtre sinon que raconter un récit construit, situé idéologiquement, qui reconduit des mythes et des idées préconçues? Ainsi, tout concourt à montrer qu’il n’y a pas une histoire du théâtre, mais des histoires du théâtre et que, s’il n’y a qu’une seule certitude, c’est qu’elle est en train de s’écrire là, sous nos yeux.
Cyclorama n’est pas une œuvre déambulatoire qui émeut : la pièce ne révolutionne pas le théâtre documentaire, elle véhicule des visions binaires et contient quelques clichés (l’immigrant libanais n’aimant pas les francophones, qui, plutôt que de s’intégrer, va étudier à Dawson College, qui se sent tokénisé, etc.) et tombe parfois dans le piège de la facilité, notamment sur le plan de la courbe dramatique (l’histoire d’amour d’Antoine et Laurence), mais elle réussit tout de même un tour de force. Cette proposition trouve en effet sa portée en misant moins sur la représentation que sur la praxis, en faisant ce qu’elle dit, parce qu’elle crée en acte des ponts entre deux communautés.
Une pièce didactique
Une autre force du spectacle est de donner à entendre les représentations qui circulent dans chacune des communautés par rapport à l’autre. Les deux établissements ont demandé à leur public de répondre à un questionnaire : Que pensez-vous du théâtre francophone/anglophone de Montréal? Pourquoi allez-vous au théâtre? On découvre ainsi, à travers les réponses des spectateurs, mais aussi celles des personnages qui s’interrogent entre eux, que le théâtre anglophone serait souvent conçu comme un théâtre « politiquement correct », que le théâtre francophone apparaît comme un théâtre « blanc », que les anglophones vont au théâtre avant tout pour être divertis, alors que les francophones s’y rendent plutôt pour être remués et pour réfléchir. On comprendra, cela dit, que ce sont des représentations trop clivées et généralisantes pour être retenues comme factuelles. On aurait tout de même apprécié plus de séquences incluant ces « discours sur le théâtre », car celles-ci apparaissent très expéditives, alors qu’on passe vite à une autre trame narrative.
C’est d’ailleurs le principal écueil du spectacle, qui s’égare à certains moments, empruntant trop de voies diverses dans l’espoir de boucler les boucles – on vogue d’une lecture de Speak White par Michelle Rossignol (première directrice du Théâtre d’Aujourd’hui) jusqu’aux blagues sur Céline Dion comme figure canadienne fédératrice, en passant par un discours de René Lévesque et une scène de Roméo et Juliette qui enchâsse une histoire d’amour entre Antoine et Laurence… Malgré cette dispersion, on apprend et on rit souvent durant ces trois actes répartis sur deux heures trente. Si Cyclorama avait pour ambition de réconcilier les spectateurs anglophones et francophones, on pourrait dire qu’il a réussi à les faire réfléchir tout en les divertissant. À ce titre, la pièce est didactique dans le sens le plus noble du terme. Espérons qu’elle engendre une impulsion mimétique et incite d’autres compagnies théâtrales et d’autres établissements à collaborer.
crédits photos : Valérie Remise