Okinum. Texte et interprétation d’Émilie Monnet. Mise en scène : Émilie Monnet, Emma Tibaldo et Sarah Williams. Conception sonore et sonorisation en direct : Jackie Gallant. Voix préenregistrées : Thérèse Telesh-Bégin et Véronique Thuski. Production Onishka, en collaboration avec Espace GO. Présentée à Espace GO du 4 au 22 octobre 2022.
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Émilie a un barrage dans la gorge. Un barrage de squelette d’arbres : okinum ; c’est le nom qu’on donne, en anishnaabemowin, aux barrages construits par les castors. Le barrage qu’Émilie a dans la gorge, on pourrait aussi l’appeler cancer. C’est la métaphore filée qui, dans le solo autofictionnel d’Émilie Monnet, artiste pluridisciplinaire d’origine anishnaabe et française, nous permet de traverser les siècles, les niveaux de réalité, les registres de discours.
Déconstruire le silence
Tout commence par un rêve récurrent, dans lequel apparaît Amik, le castor géant. Chaque fois, Amik sort de l’eau, se dirige vers Émilie, lui tend une bourse et lui dit : « Ceci est ma médecine, elle est à toi maintenant. Fais-en bon usage, elle est à toi maintenant. » La performeuse raconte ce rêve en anglais, rapporte les paroles d’Amik en anishnaabemowin. Puis, en hors champ, un enregistrement : on entend la voix d’Émilie Monnet qui répète ces paroles, et aussi celle d’une femme (Véronique Thusky, sa professeure d’anishnaabemowin) qui corrige sa prononciation et lui explique la construction des mots. Les rêves et les mots en anishnaabemowin sont des lieux où les ancêtres peuvent parler, des lieux d’enseignement.
Ce rêve, c’est l’origine ; l’endroit d’où se développe un réseau de métaphores, de récits personnels aussi bien qu’historiques. Émilie travaille à défaire le barrage qu’elle a dans la gorge et, au gré des tableaux, on découvre de quoi il est fait, de quoi chaque branche qui le compose est le signe. Les récits de rêves alternent avec la remémoration des ancêtres et des traditions, les souvenirs de tests et de traitements à l’hôpital, les apartés sur le rôle du castor dans l’écosystème et la quasi-extinction de cet animal aux mains des colons français. Il faut arriver au bout de l’histoire pour survivre, comme les castors qui « repeupl[ent] leurs anciens territoires après avoir été chassés sans relâche pendant des siècles ». Le sort du castor se superpose à celui des Premiers Peuples: les femmes autochtones, elles aussi consommées par les colons, les langues et les cultures des Premières Nations exterminées, les ancêtres réduit·e·s au silence.
Émilie Monnet défait ce silence, petit à petit ; elle repeuple ses anciens territoires. La guérison passe par le réapprentissage de la culture, de la langue. Au français et à l’anglais se mêle l’anishnaabemowin ; à la voix de la performeuse se mêlent celles, préenregistrées, de Thérèse Telesh Bégin (qui explique l’art du mordillage d’écorce de bouleau, alors qu’une vidéo diffusée sur les écrans surplombant le public la montre en action) et de Véronique Thusky, mais aussi les voix des castors et de la nature, portées par la sonorisation en direct de Jackie Gallant ; à la parole de Monnet se mêle celle de la kokom Mani et d’Amik, qui lui parlent en rêve. Émilie déconstruit ce silence petit à petit, jusqu’à ce que le barrage cède et laisse jaillir un chant traditionnel. Ses ancêtres étaient des survivantes, elle aussi survivra.
Reconstruire l’histoire
Quelque chose se produit dès que nous entrons dans la salle de spectacle. Le dispositif théâtral habituel – le public assis en rangées devant la scène, dans une position où son regard ne rencontre rien d’autre que celle-ci – est transformé. Au centre de la salle s’élève une scène pentagonale, espace magique, autour de laquelle sont distribués les sièges. Assis·e·s ainsi en cercle, on prend conscience des gens qui nous entourent. La parole d’Émilie Monnet ne se perd pas quelque part au-dessus de nos têtes, mais circule parmi nous. On est au plus près de l’artiste, l’atmosphère est intime.
Si je prends le temps de décrire cette disposition de la salle, c’est qu’elle est révélatrice, pour moi, de ce que nous propose l’artiste : plus qu’une performance, une expérience qui nous engage personnellement. Rien n’est ici donné d’emblée : entre l’atmosphère onirique dans laquelle baigne le début de la pièce, les paroles en anishnaabemowin, la métaphorisation kaléidoscopique du propos et les encarts didactiques, le public doit lui aussi travailler à reconstruire l’histoire. Ce n’est jamais obscur (au contraire, la structure du texte est extrêmement bien aménagée), mais on ne peut se contenter d’assister passivement à ce qui se déroule devant nous. En nous partageant une partie de son apprentissage, Émilie Monnet nous permet aussi de cheminer dans le nôtre
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Je recommande fortement la lecture des « Carnets d’Okinum » publiés par Espace GO sur son site web. On y trouve des informations complémentaires sur la pièce, en plus de courts textes accessibles à toustes sur la culture traditionnelle anishnaabe, la Loi sur les Indiens et la résurgence autochtone, entre autres.
– premier pas sur le chemin de la réparation.
La beauté d’une pièce comme celle-ci trouve son pendant dans la difficulté qu’il y a à en faire une critique. Il y a tant de fils à tirer, et trop peu d’espace pour le faire. Okinum demande qu’on en parle, qu’on s’interroge, qu’on partage notre expérience. Je ne peux m’empêcher de me dire qu’Émilie Monnet nous transmet un peu de cette médecine que lui a offerte Amik. Du fait de l’intimité de la représentation, de la vérité de la performance, du dosage entre le côté personnel et historique, cette parenthèse hors du réel (comme les rêves qui parlent à Émilie) nous montre une voie vers la guérison : l’apprentissage et la parole. À nous d’en faire bon usage.