Après Corinne

Crédit photo: Maryse Boyce
18.10.2022

Le titre du livre serait Corinne. Texte : Marie-Christine Lê-Huu, en conversation avec Annie Darisse. Mise en scène : Claude Poissant. Interprétation : Annie Darisse. Assistance à la mise en scène et accessoires: Carol-Anne Bourgon Sicard. Décor : Simon Guilbault. Costumes : Leïlah Dufour Forget. Lumières : Cédric Delorme-Bouchard. Musique : Philippe Brault. Vidéo : Julien Blais. Une coproduction Théâtre Pied de Biche et Autels particuliers en codiffusion avec La Manufacture. Présenté au Théâtre La Licorne du 11 au 28 octobre 2022.

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Sous le signe du conditionnel, la prémisse de la pièce Le titre du livre serait Corinne est celle d’un récit qui ne se fait pas, ou plutôt qui se fait en empruntant des chemins de traverse. La comédienne Annie Darisse, qui joue ici son propre rôle, a confié à Marie-Christine Lê-Huu le projet d’écrire une fiction biographique inspirée d’un fait vécu, l’accident de voiture qui a emporté sa sœur Corinne et sa nièce Caroline sur la route 132, dans les environs de Saint-Fabien. La pièce s’ouvre sur la description d’un livre fantasmé qui contiendrait l’histoire de Corinne, partagée au monde entier. Or, Annie Darisse révèle tout de suite que ce livre imaginé ne contiendrait finalement que des pages blanches, refusant d’exister, mais surtout de « sacrifier Corinne à notre avidité ». Une fois ce choix énoncé, la pièce se présente comme un récit aux multiples avenues, qui répond à un devoir de mémoire sans raconter directement la vie de la sœur de la comédienne.

Mises en scène de soi

Le décor minimaliste mais attrayant, qui évoque un intérieur quelconque, permet de mettre l’accent sur la performance d’Annie Darisse, qui est seule sur scène. Les accessoires sont peu nombreux. Une serviette de bain nous convie par exemple à imaginer l’appartement de la protagoniste, et une chaise est déplacée au fil des transitions narratives. Certains objets ou dispositifs sont utilisés de manière ludique, petits condensés d’une réalité qu’ils sont sensés désigner métonymiquement, et que l’on reconnaît d’emblée. Annie Darisse, réapparaissant sur scène chaussée de talons exagérément hauts, joue ainsi un passage sur un plateau de télévision prestigieux. Un écho démesuré appliqué à la voix, lors d’un discours funèbre, caricature la dimension pompeuse de la religion. La comédienne excelle d’ailleurs dans cet art de la suggestion et ne manque pas de faire rire le public.

Le fait que de simples détails soient aussi parlants montre combien nos vies sont codées, pleines de mises en scène. Cette idée est présente tout au long de la pièce, par exemple lorsque le personnage s’applique à exposer que le deuil, dans notre société, est une expérience hautement formatée, qui laisse peu de place à une expression authentique des sentiments. Dans ce texte où l’autodérision et l’autocritique occupent une grande place, Annie Darisse ironise sur « le film de sa douleur », sur les différentes conduites qu’elle est tentée d’adopter lorsqu’elle apprend la tragédie familiale.

Crédit photo: Maryse Boyce

Face à tous ces clins d’œil à la façon dont on se donne constamment en représentation, on se demande quelle est la place de la sincérité –  qui parait presque impossible – dans nos vies. La pièce use d’une stratégie intéressante : des bribes de textes sont parfois projetées sur les décors, entre autres pour présenter un contre-point au discours de la protagoniste, comme un monologue souterrain, secondaire, révélant ses contradictions et sa véritable pensée. Annie Darisse n’hésite pas à montrer comment son désir de contrôler les apparences peut faire obstacle, imposer une résistance à sa quête de sens.

Le trouble des origines

Cet enjeu acquiert davantage de résonance quand on apprend que la jeune femme est une transfuge de classe, qui a quitté son milieu pour étudier les lettres et, éventuellement, s’élever socialement. Au tout début de la pièce, elle monologue pendant plusieurs minutes sur tous les soins qu’elle doit appliquer à ses cheveux frisés pour présenter une « apparence honorable ». Cette scène d’allure banale fait signe vers la gêne secrète qu’éprouve parfois le personnage face à tout ce qui pourrait révéler ses origines. À d’autres occasions, elle tourne au ridicule le désir de distinction et de réussite sociale qui lui fait mimer certains codes sociaux, notamment lors de la scène présentant une entrevue fantasmée avec Ellen DeGeneres, accordée à la protagoniste pour discuter de son livre imaginaire sur Corinne.

Crédit photo: Maryse Boyce

La gêne cède parfois la place à un sentiment d’amour pour les racines familiales. La pièce peint avec éloquence le double malaise vécu par celleux qui ont changé de milieu : malaise devant ce qui les y attache malgré tout, mais aussi devant leur trahison des origines. De retour dans sa famille après ses études, Annie Darisse maîtrise des concepts et des outils qui lui permettent d’étudier ses proches, de les considérer avec distance, du haut du savoir conféré par l’accès à la « grande culture ». On songe, à l’écouter, aux réflexions d’Annie Ernaux dans La place, dédié à la mémoire de son père, ou à celles de Maude Veilleux dans Une sorte de lumière spéciale, qui interroge sa pratique d’écriture à l’aune de la pauvreté du milieu d’où elle vient. De la même façon, Annie Darisse questionne sa place dans cette lignée générationnelle rompue.

Complicité

Dans son souci d’explorer toutes les pistes ouvertes par l’expérience douloureuse d’Annie Darisse, Le titre du livre serait Corinne aborde la question du milieu et de la classe sociale non seulement du point de vue psychologique et personnel, mais aussi à partir d’une perspective plus large. La pièce montre notamment que les inégalités sociales s’insinuent jusque dans la mort, dans notre façon de recevoir les tragédies. Cette critique est faite avec humilité, et on peut dire que la pièce, sans chercher à prendre des risques vertigineux ou à créer des moments de fulgurance, est aussi sans prétention. Annie Darisse indique, dans une vidéo faisant la promotion du spectacle, qu’elle souhaitait avant tout faire preuve de générosité envers les spectateurices, ce qui explique le choix de ne pas trop se cantonner dans le domaine de l’intimisme (et peut-être également celui d’opter pour le ton tragi-comique, qui confère à l’ensemble une certaine légèreté). Les moments où l’humour s’éclipse pour céder la place à un ton plus grave sont rares. Ces choix sont garants d’une véritable complicité entre la comédienne et le public, qui se déploie du début à la fin de la représentation sans jamais s’amoindrir. C’est en définitive par le biais de cette complicité que la pièce rend hommage à Corinne.

Crédit photo: Maryse Boyce

crédits photos : Maryse Boyce

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