Le Gardien des enfants. Texte : Charles Voyer ; mise en scène : JJ Houle ; interprétation et idéation : Charles Voyer ; scénographie : Léo Gaudreault ; lumières : Flavie Lemée ; conception sonore : Antoine Racine ; une création du Théâtre indépendant, présentée au Théâtre Prospero, du 4 au 22 octobre 2022.
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Après avoir présenté son adaptation solo (et queer) de Quartett d’Heiner Müller en février 2020, le Théâtre indépendant renoue ces jours-ci avec la Salle intime du Théâtre Prospero et poursuit son exploration des thèmes de l’identité et de la violence, mais cette fois à partir d’un matériau beaucoup plus personnel : le souvenir d’une agression sexuelle subie au jardin d’enfants. Le collectif nous a habitué·es, à travers les années, à une écriture scénique et textuelle d’une grande maîtrise ; Le Gardien des enfants ne fait pas exception. D’abord présenté au OFFTA 2022, ce nouveau spectacle témoigne d’un réel aboutissement et nous permet de découvrir les talents d’écrivain de Charles Voyer, qui signe ici une partition poétique sans fautes, pleine d’inventivité et de finesse.
La perte de l’innocence
Le Théâtre indépendant est unique dans le paysage théâtral montréalais ; il brise les conventions, déjoue nos attentes et nous propose des spectacles d’une recherche et d’une littérarité rares. Dans Le Gardien des enfants, rien n’est laissé au hasard : chaque micro-détail du texte et de la mise en scène (signée JJ Houle) est signifiant, comme chaque mot est porteur d’un univers de sens dans un poème. Car c’est bien à une performance poétique que nous sommes convié·es ; nous pourrions la déplier encore et encore sans l’épuiser, ce qui en fait toute la richesse.
Le spectacle s’ouvre sur le corps nu de Charles Voyer, totalement investi dans cette performance rythmée et nuancée, et ce, dès les premiers instants ; il rampe, émerge des ténèbres à la façon d’un animal blessé. Dans les minutes qui suivent, il se lance dans un récit allégorique qui emprunte au style des contes merveilleux : ceux d’ogres mangeurs d’enfants, ou encore celui du Petit chaperon rouge, souvent interprété comme une allégorie du viol. Le conte que propose ici Voyer prend place dans une forêt enchantée et met en scène une bête, nommée Innocence, qui périra de la main d’un Gardien – une manière habile d’introduire les thèmes de l’enfance et de la violence qui traverseront tout le spectacle.
L’éclatement des limites de la raison
À un moment, Charles Voyer insiste sur l’importance de se raconter des histoires afin de déjouer son trauma : on se raconte des mensonges, on s’invente des souvenirs qui diffèrent de la réalité pour évacuer la violence, pour tenter de l’oublier. Aussi sincère souhaite-t-on être envers soi-même, on invente inconsciemment une version des faits dans le but de se protéger. L’allégorie initiale proposée par Voyer participe de ce travail. Mais ce qu’il entreprend ensuite, c’est justement de renverser l’oubli. Toute la scénographie imaginée par Léo Gaudreault, accompagné de Flavie Lemée aux lumières, rappelle d’ailleurs les chambres noires : les éclairages rouges, qui découpent la silhouette du performeur à contre-jour, mais aussi ce grand bac noir, dans lequel Voyer ajoute par moments de l’eau, marche, se contorsionne et s’étend, comme une photographie qu’on ferait tremper afin de dévoiler l’image (ou l’histoire) qu’elle recèle. Le corps de Voyer devient une photographie métaphorique. En émerge par touches la trace des violences passées : celle, physique, de l’agression sexuelle, mais aussi celle que, à un jeune âge, a laissé dans son esprit le visionnement d’un snuff movie où un jeune homme attaché à un arbre se faisait dévorer par une bête.
L’amalgame de tous ces éléments produit une sorte de chambre d’échos, ce qu’appuie d’ailleurs magnifiquement la conception sonore d’Antoine Racine, et confère au Gardien des enfants une esthétique surréaliste – non pas au sens de ce qui est étrange, mais bien en référence à ce mouvement intellectuel et artistique français qui cherchait l’éclatement des barrières de la raison. En effet, si le raisonnement est ce qui nous protège souvent de la violence, Voyer propose plutôt de nous rendre hypersensible·s, d’accepter la force vive qui provient de la capacité de se laisser affecter, même par des sentiments négatifs. À ce titre, l’un des moments les plus chargés du spectacle est certainement celui où l’artiste, après s’être couvert d’une eau provenant d’un bidon d’essence – suggérant aussi bien sa purification que sa combustion –, se prête à un acte de ventriloquie, dissociant momentanément son corps de sa parole/mémoire. Cette scène, comme bien d’autres, nous permet d’apprécier tout le talent du performeur. Sans réel début ni fin, le spectacle parvient, d’une manière aussi inattendue que convaincante, à donner forme au trauma, à l’empreinte que celui-ci laisse sur le corps et l’esprit. Et c’est peut-être là la force du Gardien des enfants : il donne à voir comment l’art, le vrai, avec toute son audace, permet de se rapprocher au plus près de la vérité, voire à ce que l’on porte en soi de plus secret, d’intangible et de douloureux.
crédits photos : Nicolas Biaux