L’arracheuse de temps, Francis Leclerc, Attraction Images et Les Films Séville, 2021, 114 minutes.
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« J’arrache ce conte au néant. Si le destin me contre, je le combattrai. J’inventerai contre lui quelque tour de cartes. »
— Jean Cocteau, La Belle et la Bête : Journal d’un film
« L’amélioration d’idée »
« Ce que l’on fait sur le plateau, c’est de l’amélioration d’idée », dit Francis Leclerc, en entrevue avec Charles-Henri Ramond de Québec Cinéma. Il est question du cinquième long métrage du réalisateur, L’arracheuse de temps, une adaptation du conte éponyme de Fred Pellerin, qui avait déjà travaillé avec Leclerc aux dialogues de Pieds nus dans l’aube (2017). Après Babine (2008) et Ésimésac (2012), tous deux réalisés par Luc Picard, il s’agit du premier « reboot » de l’univers de Pellerin au cinéma, avec un casting complètement renouvelé, à l’exception de Guillaume Cyr (qui interprète ici le forgeron Riopel), que l’on retrouvait déjà dans la première itération cinématographique du petit monde des Caxtoniens et Caxtoniennes. Or, ce que Leclerc décrit ici par rapport à « l’amélioration d’idée » ne concerne pas les adaptations antérieures, ni même le récit de Pellerin à proprement parler, mais la démarche intrinsèque qu’il a décidé d’adopter pour ce nouveau chantier.
« Tout est “storyboardé”, jour par jour, des semaines à l’avance. J’ai eu le temps pour le faire. Chaque mouvement de caméra est pensé », ajoute le réalisateur, qui avait auparavant employé cette méthode avec Mémoires affectives (2004). Si, dans le cas de L’arracheuse de temps, ce geste qui consiste à concevoir entièrement le film sur papier semblait à nouveau nécessaire, c’est que Leclerc était à la recherche d’un dispositif lui permettant de s’approprier le matériau d’origine, amenant ainsi le conte du côté du cinéma. Cosignant le scénario avec Pellerin – complice de ce déplacement –, Leclerc décale ostensiblement le centre de gravité du conte : le paradigme de l’oralité se trouve ainsi doublé par la grammaire de la monstration visuelle.
Certes, on entend ici et là en voix off la narration de Pellerin, mais ce dispositif est somme toute secondaire par rapport aux procédés et aux approches qui prennent réellement en charge le film. Ce qui ressort davantage, c’est l’imaginaire cinéphilique de Leclerc, qui adapte le conte de Pellerin par le prisme d’une certaine histoire du cinéma fantastique. « Très rapidement, dans la première discussion, j’ai amené le côté fantastique, dans la tradition de films qui m’ont marqué, comme ceux des Monty Python, le Dracula de Coppola, ou, plus récemment, le Labyrinthe de Pan, qui est très important pour nous. Fred a été emballé. Lui il avait en tête le Big Fish de Burton », ajoute Leclerc à propos de la genèse du film. « Améliorer l’idée » revient donc, en amont, à choisir le langage du cinéma face au langage du conte, à opter pour des références cinéphiliques américaines pour ne pas tomber dans le piège du terroir. Non sans paradoxe, le texte d’origine sortira grandi de ce processus de métamorphose. Pour être « fidèle » au conte, il faut savoir en retrouver le plaisir d’invention.
Le village et la mort
Construit sur le va-et-vient des souvenirs de grand-mère Bernadette (Michèle Deslauriers), L’arracheuse de temps nous fait découvrir le village de Saint-Élie-de-Caxton dans son présent de 1988, celui du petit Fred (Oscar Desgagnés), ainsi que dans son passé de 1927, alors que Bernadette était adolescente (Jade Charbonneau).
« C’était-tu comme dans un film d’époque ? », demande le petit Fred à sa grand-mère qui répondra : « Un peu, oui, mais avec des couleurs ». Mais la vraie réponse serait plutôt non, car, comme le « conte », le « film d’époque » représente une autre fausse piste pour comprendre la vraie nature de L’arracheuse de temps. Leclerc, dans un autre entretien, est également clair sur ce point : « il n’y avait pas de rectitude historique à respecter à la lettre : j’ai consciemment voulu me soustraire aux règles non écrites du film d’époque au Québec ». Cette liberté est d’autant plus essentielle que le récit évolue selon les déplacements des personnages, en particulier ceux de Bernadette, qui multiplie les circuits de maison en maison avec sa bicyclette. La strate temporelle de 1988 sera également régie par le même principe, à ceci près que la bicyclette sera remplacée par une marchette ou par une bonbonne d’oxygène. Ces objets qui accompagnent la protagoniste devraient, eux, nous aider à trouver la bonne grille de lecture pour le film.
Le monde transfuge que Leclerc a bricolé à partir de la prose de Pellerin est, d’abord et avant tout, un monde éminemment matériel. Parler d’artisanat, comme le fait volontiers le cinéaste, prend alors tout son sens : film « à trucs », L’arracheuse de temps ne comporte presque aucun effet spécial numérique, mais une panoplie d’effets mécaniques. Pour recréer et s’approprier Saint-Élie-de-Caxton, Leclerc a donc priorisé les trucages « à l’ancienne », réalisés directement avec les objets, le décor et des effets optiques, à même le plateau de tournage. Celui-ci se transforme en théâtre de prestidigitation, dont l’attraction principale sera le personnage de la Grande Faucheuse (création du virtuose Arnaud Brisebois), interprété par un Roy Dupuis aussi méconnaissable que Jean Marais dans La Belle et la Bête.
« C’était la Mort. La Mort en personne. Elle se tenait la tête de côté. La faucheuse est ainsi faite qu’elle se tient dans l’angle du profil. Le cou cassé. De là la ressemblance avec un hiéroglyphe », lit-on dans le conte de Pellerin. Ce que garde Leclerc de cette description du personnage, ce n’est pas tant sa description littérale, mais, précisément, la possibilité de l’interpréter comme un hiéroglyphe, de le décoder comme un signe. « Fred a accepté avec bonheur de me laisser faire primer le cinéma, l’image, sur la parole » explique Leclerc. Les rares moments où la Mort parle aux autres personnages seront par ailleurs les moins convaincants. Avec cette grande faucheuse héritière de la Bête cocteauesque, la parole du conteur laisse sa place à la poésie du cinéma.
Tisser à rebours
Plutôt que d’y voir une nouvelle illustration d’un univers pittoresque unanimement apprécié du public québécois, il semble que l’on gagne en définitive à lire L’arracheuse de temps comme un film de résistance : résistance, d’abord, à la langue colorée du conte, qui se voit relayée au second plan ; résistance, aussi, à l’économie numérique du cinéma actuel et de ses effets virtuels dont la gravitas fait trop souvent défaut. « Je suis nostalgique des effets de Georges Méliès », dit Leclerc, raccrochant sa poétique des effets mécaniques à une certaine origine du cinéma, celle de la féerie du magicien de Montreuil-sous-Bois. Film sans psychologie et presque sans intrigue, œuvre volontairement inactuelle dans son rapport aux techniques de l’image, L’arracheuse de temps tisse à rebours l’histoire de son art pour en retrouver, par l’artisanat et le bricolage, l’émerveillement originaire.