Les employés, d’après le roman d’Olga Ravn (La Peuplade), adaptation par William Durbau et Cédric Delorme-Bouchard, Dramaturgie : William Durbau, Conception sonore et musique originale : Simon Gauthier, avec la participation du groupe Cydemind, Interprètes : Mélanie Chouinard, Jennyfer Desbiens, Myriam Foisy, Jonathan Malenfant, Alexis Trépanier. Présenté au Théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines, du 7 et 8 avril, 11 et 12 avril.
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La mise en garde à l’entrée de la salle du Théâtre La Chapelle – fumée et effets stroboscopiques – n’était pas inutile : durant de longues minutes, la scène est plongée dans le noir, striée de rayons rouges au gré de voix qui s’élèvent pour raconter le quotidien sur le six millième vaisseau, qu’on devine être une sorte de camp de travail parcourant l’espace dans un futur très lointain. Longtemps, seule la lumière et la fumée existent sur scène et les timbres saturent donc la salle; voix caverneuses, voix claires, mais voix toujours posées – ni froides ni expressives, qui décrivent un monde pour nous inaccessible.
Une concurrence éculée
Le parti pris narratif est courageux ; l’enchevêtrement de voix (onze, précise le programme) égraine des anecdotes, des constats, des désirs. En général, elles expriment une nostalgie pour la planète terre, le bruissement dans les feuilles, les saveurs, les odeurs – mention spéciale pour cette voix grave qui raconte aimer le fumet des incinérateurs sur le six millième vaisseau, la chair rôtie, le sang, car tout cela lui rappelle les repas sur terre en revenant de l’école. On traite également du travail, le titre de l’œuvre nous mettait sur la piste. On ignore la nature de celui-ci, mais on comprend qu’il constitue la condition d’existence principale des sujets, flottant sur le vaisseau précisément pour être employés, et rien d’autre. Très vite, on réalise que les voix, toutefois, ne sont pas toutes de la même nature, certaines appartenant au genre humain – taillées dans le regret de l’enfance – et d’autres, aux Ressemblants, humanoïdes conçus pour le travail. Dès lors, on verra s’affiner une concurrence entre les deux catégories, une concurrence un peu trop attendue…
Le Ressemblant ne se fatigue pas à la tâche. L’humain est capable de créativité, laquelle lui permet une plus grande efficacité. Le Ressemblant ne s’use pas, l’humain vieillit; la mort, inévitable chez l’un, est impossible chez l’autre. L’incompréhension réciproque enfle, et ce n’est qu’une question de temps, se dit-on, pour que les immortels se débarrassent des mortels embarrassants. Ça ne manque pas : le script est connu, éculé.
Une chorégraphie
Bien que le spectacle se résume à des voix, celles-ci sont dans un premier temps mises en présence grâce à des faisceaux lumineux. Comme des rayons laser rouges, ces lumières apparaissent au même moment qu’une voix, donnant l’étrange impression de voir un système informatique de l’intérieur. La musique omniprésente s’occupe de gérer la tension ; elle est continue, durant toute l’heure du spectacle, ce qui devient un problème à mi-chemin de la représentation. Si la musique soutient constamment l’univers narratif, on finit par en oublier la portée, comme une odeur dans laquelle on baigne depuis trop longtemps : à un moment, on ne la sent plus. Une gestion plus prudente du son – et une place accordée au silence – aurait permis d’ajouter de l’inquiétude et, par contraste, de donner à la musique sa force dramatique.
Les interprètes apparaissent ici et là quelques minutes après le début de la pièce. D’abord indistincts, simples ombres qui gravitent autour des lumières, ils se mettent à danser avec elles, se lovant sur les faisceaux, les enjambant, les caressant, dans des gestes lents et désarticulés qui leur donnent une allure humanoïde. Nous retrouvons là la seule interaction de la pièce, puisque les interprètes restent à distance les uns des autres. On peut voir dans cette chorégraphie le jeu des sujets de chair avec les sujets de voix ; plus avance le spectacle et plus l’inversion devient productrice, puisque les voix sont majoritairement celles d’humains qui, comprend-on, ne sont plus, et que les corps donnent l’impression de Ressemblants tâchant encore de comprendre ces étranges créatures. Si les Ressemblants sont constitués d’influx informatiques, la pièce les donne à voir en présence, corps nus recouverts d’une combinaison plastique. Si les humains sont de chair, la pièce les oblitère, les résume à des influx lumineux et à des sons désincarnés.
Une philosophie ?
« Ce qui est terrifiant, c’est qu’on ne meurt jamais et ne change jamais de forme », lance une voix – il s’agit là de l’une des remarques les plus poignantes de la pièce. Car au fond, la mort, dans les discours, paraît plus qu’acceptable, tant la vie – en tant qu’employé – semble un purgatoire sans plaisir ni désir, un désert en attendant. La mort constitue l’achèvement, le terme apaisé ; pour le dire vite, elle incarne le dernier signe de la vie sur le six millième vaisseau. Cette conception, sans être originale, suffit à donner une certaine cohérence au spectacle. Elle tient en équilibre la proposition artistique : l’humanité tire sa force de ses failles, le monde réifié des Ressemblants est sans avenir (car sans désir ni terme). La chorégraphie, les voix, la musique, tout ce qui constitue la pièce s’inscrit dans ce monde dématérialisé et calculable, mais se refuse à l’efficacité transparente ; l’art, ici, passe par l’ambigu, l’à demi-mot. La forme supporte la contradiction des discours. « On ne se réduit pas à son travail », dira un humain – un Ressemblant ne comprendra pas ce qu’une telle phrase peut signifier.
Vers la fin, on fêtera le « chaos humain » qui maintient « le monde en vie ». Ces poncifs s’abattent sur le spectacle. Il reste que le parti pris narratif des Employés se défend par son courage, et l’angoisse de l’heure de spectacle persiste bien après que les voix se soient tues.
crédits photos : Simon Gauthier