Direction assistée, Idéation et chorégraphie : Brice Noeser ; Performance sur scène : Karina Iraola, Jacqueline Van de Geer, Maria Kefirova, Elinor Fueter ; Cocréation en studio : Karina Iraola, Dean Makarenko, Maria Kefirova, Elinor Fueter, Audrée Juteau, Charo Foo Tai Wei, Jacqueline Van de Geer ; Accompagnement dramaturgique : Catherine Tardif ; Conception d’éclairage : Lucie Bazzo ; Conception scénographique et costumes : Karine Galarneau ; Vidéaste : Robin Pineda Gould ; Arrangement sonore : Éric Forget ; Sonorisation : Jean-François Gagnon ; Aide à la production : Magdalena Marszalek (par le soutien de Créations Estelle Clareton) ; Production et diffusion : Danse-Cité ; Coproduction : Diagramme, gestion culturelle. Présenté du 24 au 27 février 2022 au Théâtre La Chapelle.
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Bénéficiant de la grande maturité de vétéranes du milieu de la danse, Direction assistée est une pièce criante d’actualité et désopilante de fraîcheur. Elle contourne haut-la-main le piège du traitement académique de la question du langage. À l’aide de quelques accessoires, d’une gestuelle du quotidien et de l’ordinaire, et grâce à l’intercalation de solos et de quatuors plus techniques, la pièce se démarque par l’importance qu’elle accorde à la disposition scénique, à l’utilisation de l’espace (diagonales, spirales, lignes) et au jeu de consignes ludiques qu’elle met en place.
Une interprétation du vouloir être compris
Au cœur de la pièce, le thème de l’intelligibilité : cette dernière comporte en soi plusieurs variantes, et sa réussite fluctue en fonction de la nature des interlocuteur.trices ou de la taille du public auquel on s’adresse. Direction assistée met effectivement en lumière trois types de publics différents : d’abord, l’ensemble de l’assistance présente, laquelle est prise en considération tout au long de la pièce, voire même avant son commencement, puisqu’on voit les interprètes se concerter et prendre des notes en observant les bancs se remplir. Ensuite, pendant la pièce, quatre personnes que les danseuses sélectionnent dans le public, et qui interviendront à leur demande, à des moments spécifiques. Enfin, le troisième destinataire, dont la pièce nous fait prendre conscience, est celui que nous devenons lorsque nous entrons en contact (de manière active ou passive) avec une langue parlée (et, conséquemment, avec la ou les cultures qu’elle évoque).
Les enjeux de la compréhension et de la nuance apparaissent avec pertinence, notamment dans des passages menés par Maria Kefirova (devinettes en bulgare) et Karina Iraola. Cette dernière traverse la scène dans une longue diagonale, discutant de tout et de rien (en français) dans un géant decrescendo qui culmine à l’avant-scène. Plus tard, elle pastiche une leçon de flamenco alors que les trois autres interprètes parlent au téléphone avec des membres du public.
Autre parasite de la communication, le téléphone est importé dans la danse. Au début de la pièce, on en remet un à quatre spectateur.rices que les danseuses appellent pour leur donner des consignes de participation. Le fait d’entendre quatre sonneries dans la salle ajoute à l’effet comique et absurde en désacralisant un lieu où le décorum exige que les appareils soient d’ordinaire éteints. Le public se retrouve ainsi au centre de conversations téléphoniques, parvenant à en déchiffrer quelques-unes lorsqu’elles échappent au chaos sciemment créé.
L’anatomie d’une culture : le langage
Parmi les nombreux jeux (et niveaux de jeux) que l’on retrouve dans Direction assistée se démarque celui de la présentation à tour de rôle, par chacune des quatre danseuses, de « matériel » dans leur langue maternelle. Par « matériel », on entend un genre narratif, une utilisation de la parole différente, accompagnée de gestuelle. Maria Kefirova dicte d’abord en bulgare un mouvement à reproduire pour le groupe. Elinor Fueter décrit ensuite une scène en suisse allemand pour qu’elle soit mimée, puis Jacqueline Van de Geer raconte un souvenir et récite un poème en flamand. Enfin, Karina Iraola se livre à un « exercice d’interprétation mental » en espagnol, c’est-à-dire à un jeu de rôle où elle exécute à elle seule une conversation à trois voix.
Ces quatre exercices ludiques soulèvent d’intéressantes questions sur la communication. En créant des situations extrêmes où la barrière linguistique fait interférence, la pièce demande : comment procède-t-on, physiquement, comment le corps s’engage-t-il dans le mouvement, puisqu’il faut y mettre du sien pour être compris ? À cette question, plusieurs réponses s’entrecroisent en 19 scènes : utiliser une gestuelle démonstrative à la limite de la danse, les doigts articulés, isolant un muscle à la fois, patiemment, puis de moins en moins patiemment, les bras démontrant l’impuissance. Ou alors faire usage de certains tics langagiers (« comprends-tu? ») dans la langue du destinataire. Se servir d’un tableau rempli de mots-clés traduits à l’avance. Mimer, carrément, pour recréer une scène. Répéter (exécuter) ce que l’on entend, ce que l’on voit, comme une rétroaction. La gestuelle aide à faire passer l’information au-delà de la langue.
Si les solos regorgent de jeux de ballant, d’équilibres, de rotations des articulations (poignets, doigts), les danses groupées, quant à elles, renforcent l’effet de communauté et explorent également le cliché ou des thèmes à référents culturels très forts.
La pièce évoque évidemment les contextes où, lors de la visite d’un pays étranger, on peine à (se faire) comprendre – un propos qui peut toucher de nombreuses personnes vivant (ou ayant vécu) en contexte d’immigration. Mais au-delà de cette référence partagée, Direction assistée témoigne également de l’expérience de danseuses qui, maîtrisant plus de deux langues, perçoivent en quoi chacune d’elles s’incarne dans des zones différentes, spécifiques, du corps.