C’est dans le cadre de la 23e édition du Mois Multi à Québec que nous pouvons apprécier l’installation de l’artiste Annabelle Guimond Simard à l’Espace 400e.
Son projet « Les Opportunités insurmontables » consiste en une projection numérique de courts entretiens où les intervenants expliquent leur rapport à la nature. Ces portraits vidéos sont entrelacés de différentes interventions et expérimentations faites au rétroprojecteur par l’artiste. Celle-ci emploie des techniques telles que le liquid light show psychédélique, l’utilisation de plantes et l’animation stop-motion pour ajouter un caractère expérimental à la dimension documentaire de sa démarche, un processus qui se rapproche du collage, du catalogage et de l’herbier. « Les Opportunités insurmontables » a d’abord été réalisé dans le cadre d’une résidence de création à Kamouraska, dans le Bas-Saint-Laurent. L’œuvre qui nous est présentée est ainsi une superposition de projections numériques et analogues qui sont ensuite captées par vidéo numérique et projetées dans l’espace du festival.
Parmi les nombreuses propositions originales et immersives que nous présente le Mois Multi à L’Espace 400e et à la Méduse, j’ai été fortement marquée par la poésie-documentaire d’Annabelle Guimond Simard et par son utilisation de la technologie analogue, qui rejoint mes propres préoccupations artistiques. C’est par le truchement de ces réflexions sur nos pratiques communes et munie d’un cahier de notes rempli que j’ai approché l’artiste pour cet entretien.
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Alexandra Tremblay: J’ai cru comprendre que tu as développé « Les Opportunités Insurmontables » dans le cadre d’une résidence de création au Manoir Saint-André, à Kamouraska ? Peux-tu m’en dire plus sur la genèse de l’œuvre ?
Annabelle Guimond Simard: Le projet se divisait en deux étapes, une première qui devait se réaliser par le voyage et une autre où j’avais besoin d’un atelier pour travailler. Honnêtement, ça faisait longtemps que j’avais envie de vivre à Kamouraska et ça a motivé ma décision de prendre un atelier ici plutôt qu’à Québec. Puisque le projet parle du lien à la nature, c’était illogique que je vive en ville et que mon lien à la nature demeure le même. Ce n’est pas vraiment qu’il fallait que je me rapproche de la nature pour m’en sentir proche, mais c’était important que j’adopte un autre mode de vie. Mon voyage dans l’Ouest canadien, qui constituait la première étape du projet, était motivé par la même préoccupation. En voyageant à bicyclette, je m’inscrivais moi-même dans un rythme de vie qui permettait d’expérimenter autrement mon lien à la nature. C’est ça qui m’a au départ menée dans la région, mais j’ai décidé d’y rester une fois cette étape du projet terminée. Le volet création vidéo s’est déroulé au Manoir Saint-André. Puis la partie plus documentaire – rencontres, entretiens, collection des images –, la partie expérientielle du projet, a réellement pris place été cet été, pendant mon voyage dans l’Ouest.
A.T.: Les témoignages viennent de rencontres faites là-bas ? Qui sont ces gens et quel est ton lien avec eux ?
A.G.S.: Oui, des rencontres dans l’Ouest canadien, puis en Saskatchewan et dans les Prairies. Je n’étais pas nécessairement en contact avec d’autres voyageurs. J’ai rencontré davantage les gens chez eux, dans leur milieu de vie. Le projet des « Opportunités insurmontables » s’est vraiment réalisé au contact de gens d’un range d’âge assez grand, de plusieurs horizons, qui vivent de différentes manières. Lors de mon trajet en bicyclette, j’ai fait la connaissance de plusieurs personnes. Au courant de ces rencontres, on découvrait parfois des affinités, la possibilité d’aller un peu plus loin et de discuter de thèmes peut-être un peu plus intimes. Lorsque je sentais que cette ouverture-là était possible, je parlais de mon projet et je proposais un entretien d’environ quinze minutes à une heure dans lequel la personne avait l’occasion de me parler de son lien à la nature. La plupart du temps, les gens acceptaient, et je les découvrais par l’entremise de ces questions-là.
A.T.: Ce ne sont donc pas nécessairement les témoignages qui t’ont menée à aborder le rapport à la nature, mais toi qui avais déjà en tête de faire des rencontres autour de cette thématique ?
A.G.S.: Oui, c’est important de souligner que c’est l’impulsion initiale : cette espèce de désir de parler du lien à la nature, mais surtout du lien au vivant. Je pense que la définition du concept de nature continue d’évoluer avec le projet. J’aime bien le présenter comme un projet de recherche, un processus de création, plutôt que comme la simple réalisation d’une œuvre. Travailler avec ce thème-là, c’est ma manière de trouver des réponses à mes questions.
A.T.: Est-ce que c’est ce rapport à la nature et à la matérialité qui t’a poussée à utiliser des technologies analogues, comme le rétroprojecteur ?
A.G.S.: Je pense qu’on peut le voir de deux manières : la présence du rétroprojecteur, qui est mon outil analogue de prédilection, vient d’une part de ma pratique pré-pandémique en performance visuelle. C’était auparavant un outil que j’utilisais avec de la musique, de la danse. Il me permettait d’être sur scène et de pratiquer les arts vivants avec de l’image analogue. J’aime mieux cette manière-là de travailler que celle du numérique parce qu’elle instaure un rapport à des objets matériels comme des acétates, de l’eau, de l’huile, de la corde… Ce n’est pas la même chose que de gérer des objets virtuels assise devant mon ordinateur.
C’est dans le cadre d’une résidence que je me suis vraiment mise à travailler avec des outils numériques et que je me suis rendue compte que la pratique simultanée de ces deux techniques, l’analogue et le numérique, était vraiment similaire au postulat de mon projet. Si je veux définir notre lien à la nature, c’est parce que je m’interroge sur la tension entre la culture et la nature qui s’exerce en nous. Ce lien m’est encore indéfinissable, puisqu’il fait état d’un paradoxe : même si on peut se considérer comme faisant partie du vivant, on a tellement un impact négatif sur l’environnement qu’on peut se demander si on ne s’exclut pas nous-mêmes de lui. Le mélange de l’analogue et du numérique vient faire état de ce paradoxe. C’est une idée vraiment conceptuelle que j’amène, mais je pense qu’on peut quand même la ressentir dans mon travail par les superpositions et la sédimentation qui y opèrent.
Dans le cadre du Mois Multi à l’Espace 400e, on a quelque chose qui rappelle un peu l’analogue, même si le résultat est numérique. Cela dit, je pense qu’on sent quand même dans la texture, dans le manque de définition et grâce à la présence du rétroprojecteur dans l’installation que l’analogue a contribué à l’élaboration de ma méthodologie.
A.T.: Il y a, en effet, quelque chose d’organique dans la pratique du liquid light show avec les encres, les fluides et les huiles que tu utilises. Je trouve que la dimension hybride est accentuée par la présence des plantes cueillies, qui se retrouvent directement sur ton rétroprojecteur. Il y a définitivement un parallèle esthétique à faire entre la pratique du photogramme ou le film Mothlight de Stan Brakhage et la superposition littérale des végétaux à un médium filmique à laquelle tu te livres.
A.G.S.: Oui, vraiment, mais ce sont des choses qu’on peut interpréter après coup. À la base, ma manière de travailler et tout ce qui en résulte ne constitue pas ma principale préoccupation. J’adore faire des bouquets de fleurs. Il y a des plantes que je cueille en voyage, que je ramène après et que j’ai envie d’utiliser dans ma pratique. Mon processus s’apparente un peu au bricolage — pas dans un sens péjoratif.
A.T.: On peut voir que tu utilises des méthodes d’animation différentes pour chacun des segments de ton œuvre. Comment est-ce que ça vient ajouter d’autres couches de signification aux témoignages ?
A.G.S.: Ces expérimentations vidéos sont conçues pour être au service du propos véhiculé par la personne qui témoigne. Pour l’entretien mené avec Sarah, par exemple, j’ai décidé de garder le message que je trouve le plus évocateur. Je le traduis en telle image, telle couleur, telle texture… C’est comme si je rassemblais mentalement mes matériaux et mes idées. C’est la même chose pour la création sonore, qui est aussi un travail de superposition. Ce ne sont pas des portraits des gens que je présente, mais des portraits de manières d’être en lien avec la nature.
Mon expérience ne me sert pas juste à moi, il faut aussi qu’elle puisse être offerte. Il y a une interprétation inévitable que je fais des entretiens que j’ai eus, que je remodèle selon ce que je sens être signifiant. J’essaie d’être fidèle au moment passé avec la personne. Je suis fidèle, aussi, à la manière dont cette signifiance résonne en moi. Sarah parle des questions que se pose un artiste sur sa manière de présenter son travail. Sur la présence de l’ego dans l’expression artistique. Ça fait partie de ma réflexion, comme le lien d’amour entre les choses dont parle Mehdi lors de son entretien. Ma présence dans l’œuvre n’est pas obligatoirement évidente, mais moi, j’ai l’impression que c’est là que j’existe le plus.
crédits photos: Lise Beton et Annabelle Guimond Simard