Souterrain, Sophie Dupuis, Bravo Charlie et Axia Films, 2021, 97 minutes.
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Aussi, en bas, l’émotion grandissait-elle.
— Émile Zola, Germinal
Regarder un film et pleurer
« Le cinéma, c’est tellement puissant. Quand j’étais jeune, je voulais faire pleurer le monde. Je veux avoir ce pouvoir-là sur les spectateurs. Aujourd’hui, je veux faire ressentir quelque chose de fort, avoir de la peine ou déclencher des réflexions, et aussi donner une voix à des gens qui n’en ont pas dans notre société », explique Sophie Dupuis dans une entrevue avec Martin Guérin, son ancien professeur au Cégep à Rouyn-Noranda, lors du Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue. À l’occasion de ce qui devait être la sortie en salle de Souterrain (finalement reportée en raison de la COVID et d’un nouveau confinement), Guérin, lui-même cinéaste, souligne l’unité de l’œuvre de Dupuis. Au cégep, déjà, la future réalisatrice se démarquait par un désir de raconter autrement des histoires, à la fois sur le plan scénaristique et sur le plan formel.
La grammaire visuelle ainsi que les jalons thématiques de Chien de garde (premier long métrage de Dupuis, primé par la critique et choisi pour représenter le Canada aux Oscars en 2018) et de Souterrain commençaient donc à prendre forme dès la création de ses courts métrages
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J’viendrai t’chercher (2007), Félix et Malou (2010), Faillir (2011) Forces tranquilles (2015), L’hiver et la violence (2015), d’ailleurs tous disponibles sur le Web.
: mélange entre coupes violentes et continuité surprenante entre les scènes, personnages filmés de dos (la nuque est un élément central dans l’univers de Dupuis, en raison de son mélange de force et de vulnérabilité), dialectique entre l’aphasique et le violent, conscience aiguë du potentiel narratif propre au huis clos, utilisation parcimonieuse mais envoûtante des ralentis, opposition entre l’ombre et la lumière, groupe de personnages qui s’enfonce dans la profondeur de champ, complexité des relations familiales, immersion dans les milieux dépeints, rapport à la fois réaliste et métaphorique au sujet du film, etc. On est là face à une œuvre à la fois jeune et mature, fruit d’une méthode et d’une vision assumées, dont on peut faire la généalogie tout en en devinant les promesses. Dupuis, indéniablement, possède un style. Un but, aussi, dont trop de créateurs se méfient inutilement : l’émotion.
Néantiser l’espace, faire jaillir l’émotion
Alors que certaines œuvres nous laissent plutôt avec une atmosphère, une ambiance ou un sentiment général, les films de Dupuis ont en effet ceci de caractéristique qu’ils nous imprègnent d’images puissantes, fruit d’une tension travaillée doucement tout au long du récit. Dupuis est d’ailleurs reconnue pour prendre son temps et ne pas brusquer la créativité. Par exemple, elle est une des rares au Québec à exiger un long temps pour le casting et, surtout, pour la répétition avec les comédiens et comédiennes, qui deviennent ainsi des experts de leurs personnages. Souterrain illustre parfaitement cette méthode : conceptualisation et écriture du scénario pendant près de dix ans (suite à la visite d’une mine par la réalisatrice, qui a trouvé de manière immanente le sujet de son film), répétitions pendant plus de six semaines avant de commencer le tournage, et de longs mois de montage.
Sommet de l’art de Dupuis, cette lumière sortie de l’abîme qu’est Souterrain illustre donc la « politique » (au sens de politique des auteurs) de la réalisatrice, soit une volonté, généralement spécifique à un premier long métrage (mais qui semble ici devenir une tendance pointant vers un art poétique), de faire plusieurs films en un. En tant que spectateur ou spectatrice, nous voilà devant un bloc d’intensités et d’émotions, qui, sans tomber dans la lourdeur du dispositif d’un « film choral », nous offre différentes avenues à explorer, plusieurs fils sur lesquels il est possible de tirer.
Quel est, en effet, le sujet de Souterrain ? La paternité ? L’amitié ? La famille ? Le travail ? La violence ? La masculinité toxique ? L’instinct de survie ? La pulsion de mort ? Est-ce un film psychologique ou un film d’action ? Une œuvre de paroles, de gestes ou de silences ? Une réflexion sur la fierté, le courage ou la perte ? Ces questions, pour la plupart, se posaient déjà avec Chien de garde, mais elles gagnent ici une force nouvelle. La réponse la plus simple serait sans doute de dire, avec la réalisatrice, que Dupuis veut faire des « films à personnages », avec l’idée que c’est le pluriel qui est l’élément le plus important de cette affirmation. Des hommes et des femmes apparaîtront donc à l’écran dans leurs réalités diverses et multiples, sans que jamais la caméra ne prenne position par rapport à eux. Chaque personnage porte avec lui sa propre vision du monde, quelque chose qui dépasse les ressorts ordinaires de la scénarisation et de l’intrigue, comme s’il promettait implicitement un autre film possible, qui pourrait démarrer à tout moment.
Originaire de la région, Dupuis a collectionné les anecdotes sur l’univers des mines abitibiennes pour faire de Souterrain un mélange d’histoires, certaines s’actualisant plus que d’autres à l’écran. Cette profondeur des personnages donne du grain à moudre au principe général du film et à la métaphore qu’il travaille : tous les personnages sont « sous terre », enfouis dans leur solitude. L’explosion qui advient vers les deux tiers du film va expliciter cette réalité : coincés à différents niveaux de la mine, devant respecter les protocoles d’urgence qui encadrent ce genre de situation exceptionnelle, les personnages seront déconnectés les uns des autres. Mais ce n’est là, au fond, que le miroir de plusieurs autres scènes du film, notamment celle où nous voyons Mario et sa femme, noyés dans leur mal être, qui sont présentés en silhouette dans une profondeur de champ soulignant leur désespoir et leur difficulté à parler du mal qui les ronge, l’accident de leur fils Julien. Plusieurs scènes de dialogue sont également construites sur cette esthétique du souterrain, espace clos et sombre, dans lequel les personnages cherchent désespérément un peu de lumière.
Pour tout dire, le film de Dupuis repose esthétiquement sur une néantisation de l’espace – comme si le spectateur regardait la scène à travers un trou de serrure. Cette approche se voit entre autres dans la manière dont la réalisatrice filme les mines : refusant l’imagerie de la carte postale, la mine est davantage un cache qu’un cadre. De même, les quelques plans extérieurs captés à partir de drones ne sont là, par la négative, que pour installer un contraste avec l’ambiance de huis clos, si importante dans le film. Néantisation de l’espace, aussi, dans le « château » de Maxime, cette grande maison en construction où il se tient systématiquement devant de grandes fenêtres donnant sur un aplat de vert créé par la forêt épaisse. Néantisation de l’espace, enfin, lors du plan final, où l’équipe de mineurs retourne placidement au fond du souterrain, la lumière de leur casque composant le seul éclairage de la scène. Il y a là une vraie leçon de mise en scène : pour faire ressentir une émotion, il ne faut pas trop montrer, mais cristalliser l’espace, le réduire à sa plus simple expression.
Les corps célestes
Du corps au cerveau, du cœur à la tête, le cinéma de Dupuis ne se laisse résumer par aucune approche simpliste. Très physiques, ses films ont besoin de moments d’action pour respirer, injectant du même coup une dose d’adrénaline aux spectateurs et spectatrices. Mais ce sont aussi des films de silence, de personnages pensifs, cérébraux malgré eux, incapables de trouver les mots pour exprimer leur sentiment, se frottant le crâne à la recherche d’une façon de communiquer ce qu’ils ressentent. De cet amour des acteurs – que l’on trouve historiquement chez un Cassavetes ou un Pialat, dont les films comportent la même immersivité et la même dimension rhapsodique – nait la manière audacieuse par laquelle Dupuis choisit de raconter ses histoires, où le corps comme vecteur d’émotion est à l’honneur.
En dépit de la violence psychologique et physique qu’elle met en scène, l’œuvre de Dupuis est profondément rassurante, car elle exprime le besoin de raconter des histoires et de transmettre une émotion, quelque chose de puissant. Même six pieds sous terre, le septième art continue de nous faire rêver.