L’Atlas des films de Giotto : Musiques réelles pour films imaginaires. Inspiré de L’Atlas des films de Giotto (Les éditions du Boréal, 2015) de Rober Racine ; conception : Ida Toninato ; compositeurs : Ida Toninato («Les décerclés»), Rémy Bélanger de Beauport («Collier sélène de la Terre»), Pierre-Luc Lecours («La petite sphère») et Gaëtan Gravel («Le rayon») ; vidéastes : Myriam Boucher («La petite sphère») et Robin Pineda Gould («Les décerclés») ; Conception éclairage : Karine Gauthier («Collier sélène de la Terre» et «Le rayon») ; Interprètes : Jean Derome (saxophones, flûtes, objets), Joane Hétu (saxophone alto, voix), Ida Toninato (saxophone baryton, voix), Julie Houle (tuba, voix), Jean René (alto), Mili Hong (batterie), Jean-Christophe Lizotte (violoncelle), Martin Tétreault (tourne-disques) et Bernard Falaise (guitare électrique). Une coproduction Le Vivier, Productions SuperMusique et Ida Toninato. Présentée le 3 octobre à l’Espace danse de l’Édifice Wilder.
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L’Atlas des films de Giotto de Rober Racine recense 230 synopsis de films imaginaires comme autant de petits fever dreams. Les thèmes de l’absurdité, de la disparition, de l’ensauvagement et de la contemplation mystique relient de manière ténue tous ces fragments narratifs. Alors que le numérique amène de nouvelles expérimentations textuelles, L’Atlas fait s’interroger le lecteur : est-il devant une œuvre écrite par des bots qu’on aurait alimentés de synopsis de films de répertoire ? C’est avec une impression similaire à celle qu’on aurait devant un tableau créé avec le programme DeepDream que j’ai assisté à L’Atlas des films de Giotto : Musiques réelles pour films imaginaires d’Ida Toninato et de ses collaborateurs.
L’interprétation musicale émotive du projet forme une bande sonore de musique actuelle pour des films inexistant. Elle demande au spectateur de se laisser glisser dans l’atmosphère sonore et vidéo que chaque compositeur développe autour d’une sélection de synopsis de Racine. Il est difficile pour moi de transcrire la charge émotive et intellectuelle d’un tel spectacle sous la forme d’une critique classique, linéaire. Je vais donc me servir de mon expérience sensible de spectatrice pour, à mon tour, adapter L’Atlas des films de Giotto : musiques réelles pour films imaginaires en prose.
Collier sélène de la Terre, Rémy Bélanger de Beauport
Nous commençons notre exploration de l’œuvre par le biais de l’univers sonore à la fois stellaire et sous-marin de Rémy Bélanger de Beauport. Tandis que l’instrumentation grave et sourde nous rappelle la pression auriculaire ressentie sous l’eau et les cornes de brume, les effets vocaux, les bruits gutturaux, les distorsions sont comme des bouillonnements aquatiques donnant l’impression d’être immergé.e.s. Le chant et la crécelle qui viennent s’ajouter nous amènent à nous imaginer au croisement, dont la science-fiction a le secret, entre la machine et l’organique à la HR Geiger.
Un sentiment oppressant, claustrophobique, nous rappelle le synopsis de Moonolithic. Ce dernier va nous suivre à travers les différentes pièces du spectacle, qui sont comme autant de tableaux représentant des planètes inquiétantes et familières. Ce sentiment est exacerbé par le rituel des musicien.ne.s devant nous. Ils.elles semblent disposé.e.s de manière à rappeler la ceinture de corps célestes qui donne son nom à la composition. Chacun.e joue une partition composée de symboles, qui est ensuite passée au.à la musicien.e de gauche.
La petite sphère, Pierre-Luc Lecours (musique) et Myriam Boucher (vidéo)
S’il faut prendre ces pièces de l’œuvre comme différents récits de navigation spatiale, la deuxième partie s’apparente aux explorations de l’Arctique du 19e siècle. Le caractère psychédélique des projections vidéo de Myriam Boucher, qui viennent s’ajouter à la musique évoquant le blizzard, peuvent rappeler les hallucinations provoquées par l’hypothermie des marins prisonniers de la banquise de l’expédition Franklin.
Inspirée du synopsis du même nom évoquant une histoire d’amour entre un vieux frigo et la banquise, «La petite sphère» évoque tour à tour le vent, les cris d’oiseaux étranges, la fracture puis la cristallisation de la cloche d’un bateau. Les projections de paysages désaturés sont concentrées en un cercle évoquant à la fois le hublot d’un vaisseau spatial, une planète et une tête prise de délires fiévreux alors que la musique se fait plus oppressante.
La pièce suit assez fidèlement la même progression narrative que dans le synopsis : l’histoire d’amour surréaliste, représentée par la douceur du vent, des chants d’oiseaux et la complainte de femme/loup-marin, laisse place à la violence de l’antagoniste (un four) illustrée par le glitch et la couleur fuchsia
Le rayon, Gaëtan Gravel
Nous continuons avec la synthèse de quatre des synopsis, dont celui du Bindi de cuir. Si Collier sélène de la Terre nous amenait dans des abysses extraterrestres, cette pièce pourrait en représenter la surface, suggérée par ce qui semble être des cris de goéland distordus. Dans cette instrumentation fantasmagorique, nous pouvons percevoir une sorte de narration dans la progression musicale. Son rythme rapide suggère d’abord la poursuite. Elle est suivie par une séquence plus statique. Le tuba vient alors gargouiller comme une baleine spatiale passant lourdement, l’œil mi-clos – un lointain rappel de la pièce de Remy Bélanger de Beauport. Sur scène, un rayon de lumière verte, divisé en plusieurs faisceaux, nous ramène, encore une fois, à un imaginaire de la science-fiction alors que grondent les tonnerres de la guitare électrique.
Les décerclés, Ida Toninato (musique) et Robin Pineda Gould (vidéo)
La dernière pièce du projet s’inspire du synopsis d’Encerclement, dont elle répète compulsivement la même scène. Le tableau, tout en contraste, nous amène à un autre niveau de compréhension de l’univers de l’œuvre, où l’anxiogène et l’étrangeté sont maintenant associés à des situations familières.
«Comment respirez-vous quand vous avez peur ?», nous demande une voix grelottante, dont le souffle répond à la flute traversière.
Un diptyque oppose la moitié d’un visage de femme à des effets de pellicule surexposée puis fondante. Les émotions qui traversent le regard et la sensualité des corps sont comme matérialisés dans le médium filmique même. L’image, semble-t-il, n’est pas suffisante pour transmettre toute la profondeur psychologique de la narration, qui devra passer par la dégradation organique des matériaux.
Un sentiment d’inconfort lynchéen se construit. Les visages projetés, parfois pailletés d’or et de brûlures de cigarettes, font du spectateur un protagoniste impuissant face à ce qui pourrait être un party qui tourne mal. Dans le hors champ, suggéré par la musique, des visions de ce qui n’est pas supposé être vu semblent aussi faire écho au synopsis de Vitres. L’Atlas des films de Giotto : musiques réelles pour films imaginaires nous fait ainsi effectuer un dernier voyage, intérieur, qui nous rapproche de l’horreur. Cette dernière égale ou surpasse celle que nous inspirerait l’étrangeté d’autres planètes
Le concert-collage d’Ida Toninato est une adaptation étonnante, en pièces musicales, d’un texte dont il n’a été gardé, essentiellement, que les émotions fugaces et les constellations thématiques reliant les synopsis entre eux. Une source d’inspiration importante pour de futurs projets multidisciplinaires.