Anything Whatsoever. Chorégraphie et performance : Katie Ward ; Dramaturgie : Ame Henderson ; Directeur des répétitions et consultant phénoménologique : Peter Trosztmer ; Soutien artistique : Marie-Claire Forté ; Lumières : Paul Chambers ; Production et coordination sonore : Michael Feuerstack ; Piano : Mathieu Charbonneau + Yolande Laroche + Jesse Levine ; Costume : Maerin Hunting + Katie Ward ; Sonorisation : Andréa Marsolais Roy Perchiste Camille Gravel. Présenté au théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines 27 mai au 2 juin.
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« Je réalise que, dans l’expression spectacle vivant, c’est le mot vivant qui m’a le plus manqué », a déclaré l’une des spectatrices lors de la première d’Anything Whatsoever, après qu’on lui ait demandé de se présenter. Il est vrai que l’aspect « vivant » du théâtre est particulièrement frappant dans un spectacle comme Anything Whatsoever, qui abolit la notion de quatrième mur en convoquant la participation du spectateur. Cette pratique de la performance se veut à la fois « relationnelle » et « hospitalière », pour reprendre les mots de la créatrice du spectacle, Katie Ward.
Dès notre entrée dans la salle, la créatrice du spectacle, accompagnée par la perchiste (Camille Gravel), profitent de l’intimité de la salle du théâtre La Chapelle pour accueillir un par un la quinzaine de spectateurs. On nous dispose alors autour de la scène, dans une grande proximité avec l’interprète. D’entrée de jeu, on remarque la sobriété de la scénographie : la scène est un carré blanc éclairé par une lumière neutre (un « éclairage de sécurité », pourrait-on dire), sans musique. Un micro, une caisse de son et un petit objet (qui semble être une paire de bas) sont visibles sur la scène. Cette absence de décor insiste sur l’idée que tout reste à faire, à improviser et que rien, ni même la scénographie, n’est encore créée. Dans cet espace blanc, dénudé, l’œil est attiré par le costume bouffant, coloré rouge et rose, de Katie Ward.
La pièce débute par un discours d’introduction formulé en anglais et en français par Katie Ward. Elle présente ses origines et reconnaît ses privilèges, avant de déclarer qu’elle se trouve sur un territoire autochtone non-cédé. La danseuse tente alors de créer une connexion visuelle avec son public, en adressant de longs regards pénétrants à chacun des spectateurs – une connexion qu’elle conservera tout au long de la performance. Elle nous invite ensuite à poser nos deux pieds au sol et à ressentir notre présence. Ce préambule donne un ton un peu spirituel à la création.
On nous annonce ensuite que le spectacle mobilisera la collaboration du public et que nous aurons le choix de répondre ou non aux questions qui nous seront posées. La première arrive aussitôt : « dites-nous quelque chose sur vous. » Katie Ward donne le ton, en confiant sur un mode autodérisoire qu’elle a constaté, quelques minutes avant le début du spectacle, qu’elle avait oublié sa brosse à dents.
Pendant que les spectateurs prennent la parole un par un, la danseuse amorce un solo. À vrai dire, on est davantage captivé par la réponse des spectateurs que par ce qui se passe sur la scène. Si on a lu le programme du spectacle, on sait que cette chorégraphie est improvisée par la danseuse à partir de nos paroles : « En live, deux partitions côte à côte sont mises en jeu : celle du corps de la performeuse et celle de la parole du public. Leur coprésence tisse une pensée collective et intime dont le corps pulsionnel de Katie Ward, au centre, agit comme catalyseur. Les états de corps mouvants en dialogue avec les fragments de paroles et de discussions improvisés jouent ici un rôle médian entre le réel, l’insolite et l’imaginaire. » Or, le spectateur ou la spectatrice qui assiste à la performance sans avoir cette démarche en tête sera sans doute dérouté par la partition et par l’absence de transition entre la parole du public et la performance de la chorégraphe. Celle-ci exécute des mouvements au sol, puis debout, se déplace, s’interrompt, hésite, change de rythme. Ses gestes évoquent quelque chose d’enfantin, d’inabouti. On sent toute la vulnérabilité de l’interprète, qui désigne pour sa part cette expérience de création comme une exposition de sa fragilité : « Je m’abandonne pleinement et sans compromis à un état de corps, puis à un autre, sans jamais prendre de pause et en évitant toute forme de répétition mécanique. Je me donne comme unique direction de danser une chose, puis une autre chose, et encore une autre. »
Alors que solo se poursuit, on propose ensuite aux spectateurs de poser une question à la danseuse. Deux personnes saisissent l’opportunité. L’une d’elle questionne la créatrice sur la composition de son solo, ce qui permet à Katie Ward d’expliquer qu’elle danse à partir de sa mémoire corporelle, de ses « archives personnelles ». Elle explique que ce sont, par exemple, des mouvements qu’elle a appris quand elle faisait du ballet et qu’elle se laisse porter intuitivement par ses états de corps. Sa réponse permet alors de mieux comprendre le côté erratique de la performance, et je prends aussitôt un plus grand intérêt à la voir danser. Cela pose toutefois une question : une performance qui nécessite une explication, une présentation, un commentaire interprétatif – en bref, d’un métadiscours – pour produire l’effet pragmatique a-t-elle raté son coup ?
Tandis que s’ajoutent deux éléments nouveaux sur le plan scénographique (à savoir un fond musical et un travail sur l’éclairage), on pose une dernière question au public : « dites-nous ce que vous voyez devant vous, et ce que votre imaginaire voit ». Bizarrement, on ne questionne que quatre ou cinq spectateurs, puis on dépose le micro au sol et le spectacle se termine. Cette fin arrive très rapidement, sans qu’on ne s’y attende. Elle est à l’image de tout le spectacle : déroutante. En effet, Anything Whatsoever ne cesse de nous dérouter, que ce soit par le mot d’introduction, l’absence d’enchaînement entre les séquences, le peu d’éléments scénographiques, le type de questions qui nous sont adressées, l’étrangeté de la partition musicale et chorégraphique.
Il est étrange de présenter ce spectacle comme une œuvre de cocréation, alors que la seule réelle contribution exigée du public se résume à une phrase de présentation au tout début du spectacle. Les spectateurs s’attendent à ce qu’on les invite réellement à construire avec l’interprète. In fine, l’ambition du spectacle paraît totalement démesurée par rapport à l’expérience réelle : « Anything Whatsoever propose un entraînement collectif à l’émergence du sens, une page blanche où réécrire nos imaginaires communs. » Le côté insolite du spectacle ou son caractère déroutant ne créent pas de véritable inconfort, de véritable malaise. On a plutôt l’impression d’un projet qui se retient, qui ne se rend pas au bout de son idée, de son ambition.
En se référant au programme d’Anything Whatsoever, on peut lire que cet inachèvement était délibéré : « Dans un espace vide où tout reste à naître, la chorégraphe et danseuse Katie Ward se laisse porter par ses archives corporelles et psychiques dans le plus grand respect de leur inachèvement. » À la lumière de cette présentation de l’œuvre, on peut penser que l’objectif a été atteint.
crédits photos: Svetla Atanasova