zo reken, Emanuel Licha, Les Films de l’Autre et Les Films du 3 Mars, 2021, 86 minutes.
///
Pourquoi, et qu’est-ce que c’est, cette machine d’expression ?
— Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure
Un objet complexe
« C’est un objet complexe qu’il m’a intéressé d’explorer pour soi et qui ensuite m’a emmené en Haïti », confie le réalisateur Emanuel Licha le 29 avril dernier au micro de Claude Bernatchez pour mousser la sortie de son dernier film, zo reken (2021), qui allait être présenté en première mondiale au Festival Hot Docs, où il a depuis été sacré Meilleur long métrage documentaire canadien. Cet objet, c’est le « zo reken » (« os de requin », en français), soit le nom donné par les Haïtiens au Toyota Land Cruiser, véhicule de prédilection des ONG, mais qui sera aussi utilisé comme objet d’intimidation par la police et l’armée. Plutôt que de décrire « objectivement » la machine, le film va choisir de la nommer avec la langue et les mots de la population locale, pour tenter de la déconstruire et de la décoloniser. Documentaire de création qui travaille à la fois les codes du road movie, du reportage et du film anthropologique, zo reken est une œuvre qui, par l’exploration de l’imaginaire d’un objet technique, souhaite en montrer la dimension profondément paradoxale. Il ne s’agit pas de prendre position « pour » ou « contre » la machine, mais, de manière beaucoup plus riche sur le plan humain et sur le plan artistique, de suivre les récits, les narrations, les anecdotes et les histoires que cet objet symptomatique, à la fois arme et refuge, rend visibles. Portrait d’une machine, d’une ville, d’un pays et d’une manière de vivre, zo reken nous raconte aussi, en première instance, la fascinante rencontre de l’objet technique et de la machine-cinéma. Ni bonne ni mauvaise, mais profondément ambivalente, la machine est un miroir de nous-mêmes.
Fascinée par les rapports de pouvoir qui se scindent par et dans les machines, l’œuvre de Licha – qui oscille entre cinéma, installation et photographie – porte ce désir, sans cesse renouvelé, d’investir la complexité géopolitique du monde contemporain à travers l’analyse proprement cinématographique d’un objet et des cercles concentriques qu’il produit dans l’onde du réel. Cette démarche témoigne d’un double but : il s’agit, d’une part, de rendre inquiétant ce qui était familier, et, d’autre part, de proposer une nouvelle manière de s’approprier l’étrangeté de l’objet, en le réemployant ou en le détournant, pour faire en sorte que la machine ne soit plus seulement un signe d’aliénation, mais aussi un mode de connaissance.
Haïti/tour/détour
À l’exception d’un prologue et d’un épilogue filmés de nuit, le film se déroule en plein soleil, alors que nous suivons un mystérieux chauffeur (interprété par le vidéaste et journaliste Pascal Antoine) effectuer une série de trajets en zo reken dans Port-au-Prince. La quasi-totalité des plans du film seront d’ailleurs captés depuis l’intérieur du véhicule, qui devient ainsi une machine de vision. Licha avait employé ce procédé dans son précédent long métrage, Hotel Machine (2016), qui tentait de capturer le génie de ce lieu hybride que représente l’hôtel de guerre utilisé par les journalistes en temps de conflit. Avec zo reken, le même principe est donc respecté, à la différence près que c’est par un lieu mobile – l’intérieur du véhicule – que nous découvrirons une multiplicité d’espaces.
À travers les vitres de la voiture, nous assisterons au spectacle tumultueux des rues de la capitale haïtienne. S’il est vrai que zo reken s’inspire du genre cinématographique du road movie, il faut toutefois préciser que nous sommes face à un trajet particulier, qui prend volontairement le contre-pied des autoroutes initiatiques propres aux grands espaces américains. En raison des nombreuses barricades et manifestations, la voiture n’arrivera jamais à destination. Géographe de formation, Licha trace dans zo reken une carte à la frontière du réel et de l’imaginaire, dans laquelle Port-au-Prince est présentée comme un immense labyrinthe, sans commencement et sans fin, à travers lequel il est possible de réfléchir librement à la condition humaine et aux conséquences néfastes du colonialisme. Ce sentiment d’errance et de désorientation a pour effet de rendre le spectateur plus alerte à la réalité que lui fait découvrir cette voiture purgée de sa force menaçante.
Mais ce qui importe le plus dans cette odyssée machinique, ce sont les rencontres humaines que l’on y fait. Dispositif de révélation et métaphore de la caméra, la voiture dans zo reken est, plus encore, un espace de sociabilité et un lieu d’échanges où la parole est redonnée aux Haïtiens. Pour transformer une machine de mort en machine de soin, il ne s’agit pas seulement d’en bloquer la fonction et de l’amener au seuil de l’inutilité, il faut aussi trouver le moyen de la réinvestir avec une autre langue, de la repotentialiser avec d’autres formes de vie, de lui faire porter d’autres récits. Les différents trajets qu’effectue le zo reken dans Port-au-Prince sont donc des trajets peuplés, des occasions de vivre-ensemble où les habitants de la capitale, seuls ou en groupe, prennent les commandes de la machine en donnant des directions au chauffeur tout en livrant leurs témoignages sur la situation haïtienne. « Le peuple haïtien veut régler ses propres affaires », dit l’une des passagères, dénonçant, dans la foulée, la relation perverse que le pays entretient avec la communauté internationale et qui a mené à une infantilisation de l’état haïtien. Voilà précisément ce que tente de faire Licha qui, par la démarche participative, offre à tous les intervenants de devenir les co-créateurs de l’œuvre. Ce sont eux qui décident des routes à emprunter et des sujets à aborder. Machine fondamentalement inégalitaire, le zo reken devient ainsi un espace de franc-parler. Une fois déterritorialisée par le geste documentaire, la machine a pour but de véhiculer la parole vraie. Par la polyphonie des voix qui s’y recoupent, Licha, portant ici le chapeau du journaliste, met en scène la voiture comme un dispositif audiovisuel produisant une version alternative de ce qui fait la nouvelle et de ce qui a droit à l’image.
Or une telle démarche de remédiation et de réemploi ne saurait être exempte de contradictions. À l’image de l’objet qu’elle investit, elle est duelle et ambivalente. « Depuis tout à l’heure je vois les gens qui nous regardent et qui se disent “mais qu’est-ce que c’est que ce cinéma?” » lance une des passagères de la voiture, avant d’ajouter ceci : « Je pensais que l’on serait un peu moins visible dans une voiture ». Au contraire, la voiture attire les regards ; elle porte avec elle un horizon d’attente et un horizon symbolique. Machine à voir, dispositif de paroles et d’écoute, le zo reken du film de Licha – en ce qu’il abrite à la fois des Haïtiens et une équipe de tournage majoritairement blanche – est en lui-même une attraction visuelle, véritable paradoxe ambulant. « De quoi j’ai l’air dans cette voiture ? Les gens qui me regardent, ils doivent dire : “putain, il a trahi” », mentionne un autre passager, montrant que le zo reken est aussi une machine de distinction qui nous permet de penser l’écart entre ceux qui sont dehors et ceux qui sont dedans. Le chauffeur et ses passagers se feront ainsi constamment interpeller par les passants, dont certains lanceront même des pierres sur la voiture qui, bien que transformée en machine de franc-parler, ne peut se débarrasser des signes d’oppression qui lui collent à la peau – un requin blanc sera toujours un requin blanc. « Quand quelqu’un roule dans une voiture à 60 000$ et qu’un autre n’a même pas 50 cents pour manger, ce dernier finit par avoir envie de briser le pare-brise de l’autre », entendra-t-on un peu plus tard dans le film. Dire la vérité ne peut donc se faire qu’au prix d’une mise en danger et d’une prise de risque. Le film, en effet, aurait été tout autre si Licha avait décidé d’interviewer ses protagonistes dans les rues de Port-au-Prince. Il choisit plutôt de les amener dans un espace inconfortable, non pas en raison de ses conditions matérielles, mais à cause de sa réalité emblématique. « Dans la rue les gens ne te reconnaissent pas, ils reconnaissent la voiture », dira avec lucidité une autre passagère du zo reken. Pour déconstruire un symbole, il faut l’attaquer de l’intérieur.
Ce paradigme de la double vision, qui dialectise les objets du réel et les relations humaines, est fondamental dans la démarche de Licha. Derrière les fenêtres de la voiture, un autre film a lieu, palimpseste du premier. « Tout change d’un moment à l’autre », dira à ce sujet le chauffeur du zo reken. Le spectateur, à qui le cinéaste tente aussi d’offrir une forme d’agentivité, a ainsi pour tâche de reconstituer les espaces qu’il a sous les yeux, de combler l’écart entre les différentes réalités qui lui sont présentées, de retracer toutes les vies dont il n’a pu percevoir que des bribes et de faire le point sur les trajets qu’il a parcourus afin de recomposer le sens – si sens il y a – de cet univers mobile qu’il a sous les yeux.
Le pharmakon
La notion de pharmakon – ce qui est à la fois remède et poison – semble toute désignée pour caractériser la démarche documentariste de Licha ainsi que la nature des objets kafkaïens – notons qu’Hotel Machine s’ouvre avec un exergue de Dans la colonie pénitentiaire – sur lesquels ses films sont construits. « Le pharmakon, c’est à la fois ce qui permet de prendre soin, et ce dont il faut prendre soin – au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice », écrit le regretté Bernard Stiegler dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. « Il y a une ambivalence par rapport au zo reken. On dit que les zo reken symbolisent les ONG qui apportent de l’aide, mais le gouvernement s’en sert de plus en plus. La police possède aussi une flotte de zo reken qu’ils utilisent quand ils répriment les manifestations. On a identifié certains zo reken ayant à bord des personnes armées qui tirent sur la population. C’est dégoûtant », explique pour sa part, en créole, un homme assis sur le siège passager. Poussant l’ambiguïté du pharmakon jusqu’à son paroxysme, Licha ira jusqu’à filmer de très belles scènes où l’on voit les zo reken « au repos » : à l’opposé de l’agitation des rues, ces plans de hangars et de garages (tournés en France dans le « hub logistique » d’une ONG) visent à souligner la beauté esthétique de la machine qui, lorsqu’on la confronte aux témoignages et aux images de violence, n’en devient que plus glaçante.
Il y va, au fond, d’une éducation du regard : comprendre un objet – c’est-à-dire pour pénétrer le nœud gordien de relations et de valeurs qu’il porte en lui –, il faut le voir sous tous ses angles, lors de toutes les situations et entre toutes les mains. Voilà sans doute comment il faut lire le prologue et l’épilogue du film, où la réalité nous est montrée à travers une série de filtres de couleurs qui modifient l’image sous nos yeux. La machine, en somme, est un filtre pour comprendre le réel. L’art du documentariste réside ainsi dans la révélation de ce pharmakon qu’est le cinéma, à la fois illusion totale et accès tortueux à la vérité, industrie de pouvoir et outil d’émancipation.