Dog Rising. Chorégraphie : Clara Furey, en collaboration avec Be Heintzman Hope + Winnie Ho ; Interprétation : Be Heintzman Hope + Brian Mendez + Winnie Ho ; Composition musicale : Tomas Furey ; Direction technique et conception lumière : Karine Gauthier ; Mots : Coral Short. Présenté dans le cadre du FTA à l’Espace danse de l’édifice Wilder du 26 au 29 mai.
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Dog Rising, la dernière création de Clara Furey, propose une réflexion sur l’énergie des corps, qui résonne étroitement avec le contexte pandémique et notre difficulté à nous adapter aux mouvements du monde.
Le spectacle s’ouvre sur deux écrans, placés aux extrémités de la scène. Une voix (Coral Short) nous fait pénétrer dans le processus de création de la pièce, alors qu’elle commente les cheveux de Winnie Ho, l’une des interprètes de Dog Rising : « Pandemic hair ! ». La même voix poursuit sa lancée, animée cette fois-ci par une réflexion sur l’ « équanimité », à savoir une posture de détachement, de sérénité à l’égard du monde extérieur : « Can we accept the situation of covid? », demande la voix. Dans une approche qui ressemble à la pleine conscience, on nous invite à réfléchir sur nos perceptions et notre rapport à l’instant présent. Un fond sonore apaisant, qui ressemble à un bruit de vagues, accompagne le texte, ce qui donne à l’ouverture du spectacle des allures de méditation guidée.
Les trois interprètes (Brian Mendez, Winnie Ho et Be Heintzman Hope) entrent tour à tour sur scène, tous habillés en survêtement de sport d’une couleur distincte (rouge, bleu et jaune). D’emblée, la présence forte, charismatique, délibérément dé-genrée (comme le souligne Clara Furey dans un entretien) de la distribution nous frappe, alors qu’on les observe performer au sol des gestes lents et sans amplitude. Si la pièce s’inaugure sur ce mode lent et apaisant, proche du yoga et de la méditation guidée, la composition du spectacle évolue vers une tension de plus en plus grande. Le bruit calme fait place à une musique stridente et hypnotique, alors qu’on bascule vers un univers qui inspire non plus la sérénité, mais le combat. Les corps, peu à peu, entrent dans une dynamique de lutte.
L’œuvre embraye alors sur le mode de la dissonance. C’est ainsi qu’on entre dans la deuxième phase de la partition. Be Heintzman Hope amorce la première « rupture » du spectacle, en exécutant un mouvement rapide et syncopé, entrant en décalage avec le mouvement des deux autres interprètes, qui se meuvent toujours tranquillement au sol, entraînés dans une autre énergie.
C’est ce « battement » du corps qui nous reste en mémoire, après la pièce. Ce battement saccadé, rapide et répété une centaine de fois à un rythme parfaitement régulier, a quelque chose d’hypnotique, mais aussi d’étouffant et d’angoissant. Ce geste imprègne métaphoriquement la scène, comme si le muscle du cœur cherchait à exposer sa contraction à travers le corps tout entier des interprètes.
La partition épouse alors la structure suivante jusqu’à la toute fin : les trois interprètes performent chacun un geste brutal, qu’ils répètent une centaine de fois à un rythme régulier : coup de poing, saut, battement, contraction, halètement à quatre pattes… Les séquences changent, s’inversent, se recoupent entre les interprètes : « J’aime que la dissonance, les frottements, le fait de n’être pas sur le même rythme nous relient autant que le fait de l’être éventuellement », souligne Furey.
Dog Rising n’investit pas la synchronie des corps, mais joue plutôt sur leur décalage et sur le fait qu’ils se rejoignent en un point : leur vélocité. En effet, tous bougent par les os, vibrent par les articulations ; ils incarnent une énergie brute. Ce sont des corps sans fluidité, sans souplesse : mécaniques, pour ainsi dire, dans l’absolu contrôle de leur motion.
Ces gestes répétés entrent tous dans le même registre imaginaire, en évoquant soit la lutte ou le refus. La musique (Tomas Furey) insiste elle aussi sur l’hostilité à travers des sons, dirait-on, métalliques, qui se diffusent par petits jets comme des vagues, à un rythme irrégulier. Avec l’ajout de percussions, la musique tend ensuite vers une complexification tonitruante.
Si la partition évoque la lutte, elle n’est toutefois pas mise en scène par un combat entre les interprètes, qui n’entrent à aucun moment en contact les uns avec les autres. Chacun se bat seul, contre un autre invisible, un ennemi absent, silencieux. Certains spectacles mettent toute la tension sur le spectateur ; pas Dog Rising. En effet, elle repose ici sur le danseur et son double, dans cette performance athlétique, haletante.
Les corps des interprètes apparaissent tour à tour battants et battus, pénétrants et pénétrés – il s’en dégage une énergie sexuelle et combative. Durant cette heure de performance, on a, en effet, l’impression qu’ils formulent implicitement un « NON! », exprimé à travers des corps qui ne veulent pas s’harmoniser, ni être en phase, et par les nombreux décalages dans la pièce : décalage au niveau des gestes des interprètes et de leur cadence qui diffère légèrement, mais aussi décalage au niveau du rythme des interprètes déphasés par rapport au beat de la musique, ou de l’éclairage qui met en exergue l’un ou l’autre des interprètes par le jeu des couleurs, des vêtements et des lumières.
Comme on a pu le voir dans les œuvres précédentes de Furey, on retrouve dans Dog Rising le désir d’investir autant les éléments spatiaux et musicaux que chorégraphiques : « À travers les lignes de l’espace et du son, je crée des œuvres à la fois figuratives et abstraites, dans lesquelles le public peut générer ses propres représentations et trouver ce dont il a besoin, ou envie. Mon travail s’inscrit dans une forme de porosité. Il est poreux dans mes propositions chorégraphiques, poreux dans ce que les interprètes transmettent. Une porosité qui, je l’espère, se perçoit et se ressent dans les échanges énergétiques qui nous relient les uns aux autres
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Clara Furey, « Dog rising », https://www.ccn-orleans.com/dans-les-studios/accueil-studio/dog-rising-clara-furey, consulté le 27 mai 2021.
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Peut-on voir cette performance comme une fable représentant notre posture face à la pandémie de COVID-19 ? Éclairés par les paroles proférées au début de la création, ces corps combatifs apparaissent en effet comme des symboles de notre obstination à refuser les transformations du monde extérieur. À la fin du spectacle, lorsque les trois interprètes cessent de bouger, comme s’ils avaient abandonné leur lutte, il se produit un relâchement de la tension, un soulagement, et on en vient à se demander : à quel prix faut-il se battre, résister aux mouvements du monde ?
Après le spectacle, ces vers tirés d’un poème de Michel Houellebecq (Non réconcilié. Anthologie personnelle (1991-2013), 2014), qui lui ont été inspirés par la pensée du détachement de Schopenhauer, me sont revenus en mémoire : « Nous devons développer une attitude de non résistance au monde ;/Le négatif est négatif,/Le positif est positif,/Les choses sont./Le monde extérieur, en quelque sorte, est donné./[…]/Nous ne devons pas ressembler à celui qui essaie de plier le/monde à ses désirs/à ses croyances. » N’est-il pas préférable, en effet, de développer une attitude de non résistance au monde, au prix, parfois, de ralentir, de s’arrêter, lorsque le monde extérieur nous l’impose ? Et si l’énergie du corps se pliait au monde, la vibration des os en viendrait-elle à épouser le mouvement des vagues ? Dog Rising est une fable tout à fait lumineuse, qui donne à réfléchir sur notre résilience en temps pandémique.
crédits photos : Kinga Michalska