Le marteau et la faucille, Texte : Don DeLillo, traduit de l’anglais par Marianne Véron, adaptation et mise en scène : Julien Gosselin. Avec Joseph Drouet. Présenté à l’Usine C, 24 et 25 septembre 2019.
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Le visage humain de quoi ? C’est sans doute la question au cœur du Marteau et la faucille de Julien Gosselin, pièce tirée de la nouvelle éponyme de l’auteur américain Don DeLillo. Car le visage de Jérold (interprété par Joseph Drouet) occupe toute la scène, un visage aux mimiques nombreuses, dont les tics, la nervosité, les tiraillements – l’œil se plisse, le menton fléchit, les narines se dilatent – constituent l’ensemble de l’action. On connaît le vieil adage racinien selon lequel, au théâtre, « on ne doit mettre en récit que les choses qui ne peuvent passer en actions » : l’action du Marteau et la faucille, c’est ce visage, et le récit y passe, le traverse. La voix de Joseph Drouet mute au gré des personnages, et toujours ce visage nous raconte les affres de ce qu’on pourrait nommer le capitalisme vraiment tardif.
Au passé
Jérold est trader, ou était trader ; « vous étiez collectionneur d’art ? » demande-t-il à un moment à son voisin de box, « C’est ça. Au passé », acquiesce le voisin. Tout est au passé ici : les anciens banquiers, fraudeurs, traders, collectionneurs, financiers de révolution ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils étaient, enfermés dans cette prison à sécurité minimale, déchus de leur poste dans l’édifice économique. De même, le récit que nous livre Jérold (celui surtout de ce jour lors duquel, dans la salle commune, il avait regardé ce bulletin économique animé par ses filles, Kate et Laurie, 10 et 12 ans) en enchâsse bien d’autres, des discussions, des anecdotes : tout cela nous arrive dans un indécrottable passé.
Le passé simple et les enfourchures de participe présent approfondissent l’aspect révolu de l’action. Toutefois, la mise en scène donne à la nouvelle de DeLillo un temps particulier : Jérold apparaît sur scène, en habit, très Wolf of Wall Street – ou, pour rester dans le corpus DeLillo, semblable à Robert Pattinson interprétant Éric Packer dans l’adaptation de Cosmopolis par David Cronenberg. Il s’assoit face au public, caméra devant lui : la scénographie suggère une confession, sauf que rien ne sera confessé. Jérold nous livrera son trouble devant la vie qui s’échappe chaque jour dans ce camp à sécurité minimale, et à la fin, celui qu’il éprouve devant l’ordre général du monde où lui a été assigné un si étrange rôle. « Je suis Jérold Bradway » termine-t-il son laïus, « et je suis en train d’inhaler les vapeurs de l’impérissable libre entreprise ». Cette confession nous parle de la dette grecque, de Dubaï et de sa bulle immobilière éclatée, de la livre sterling à risque ; elle nous parle depuis ce soubresaut de lucidité qui avait émaillé le discours social après le crash de 2008. Voir Jérold Bradway se confier, au passé simple, de ce temps de son enfermement, n’arborant plus le survêtement du prisonnier mais l’habit du trader, nous rappelle ce que ce soubresaut a de révolu. Les miasmes de la libre entreprise et « l’encrassement de la planète » poursuivent leur progression au rythme autoroutier que nous décrit Jérold au début de son récit et à sa fin : « Pourquoi n’ont-ils pas tout le temps des accidents ? », se demande-t-il. La magie du marché est impérissable, seule la révolte s’émousse vitement.
Un défi à l’attention
L’adaptation de Julien Gosselin réussit, avec une certaine économie de moyens, à rendre le dynamisme d’une nouvelle littéraire. Il faut voir que l’interprète se contente de réciter le texte de DeLillo, in extenso, avec de petits effets vocaux, plutôt retenus : la voix caverneuse pour jouer les répliques du voisin de box, la voix suraiguë (électroniquement modifiée) pour interpréter le délire économique des fillettes à la télévision (Dubaï ! Le nom à retenir est Dubaï ! Dubaï ! Dubaï !). Le spectateur doit rivaliser d’attention, s’accrocher à ce texte que véhicule un homme assis devant une caméra, plongé dans une lumière rouge qui rappelle un vivarium ; l’effort demandé peut paraître un peu pénible, mais le pari est plutôt réussi.
La performance revêt assurément un côté cinématographique, qui invoque ces moments charnières du film hollywoodien, ceux lors desquels un protagoniste avoue, se livre, que les violons s’activent : sauf que l’ensemble du Marteau et la faucille est fait de cette scène. Minimaliste, la musique accélère au fil du récit, soulignant le bouleversement de plus en plus palpable du personnage. Le spectateur se demande, quant à lui, si ça ne fera pas trop, à un moment donné… peut-on faire tenir autant d’émotion dans un crescendo, le miel pathétique de cet excès musical ne risque-t-il pas de gâcher l’acidité du propos ?
Le capitaliste sympathique
Le visage humain de quoi ? demandais-je. Entre le socialisme à visage humain d’Alexander Dubček et le capitalisme à visage humain constamment ajourné, on ne saurait choisir. Don DeLillo poursuit, avec cette nouvelle, l’entreprise de dévoilement quasiment ontologique de notre rapport à l’économie. « Avez-vous une philosophie de l’argent ? » interroge le voisin de box. Mais non, Jérold n’a rien de pareil. Commentant la faconde avec laquelle un condamné à mort affronte le moment ultime, Jérold convient, à propos de lui et de tous ses codétenus : « Avions-nous seulement conservé le souvenir de nos crimes ? Pouvions-nous les qualifier de crimes ? C’étaient des trous dans le système, des évasions, des infractions d’amateurs minables. »
C’est à cet amateur minable que nous confronte la pièce de Julien Gosselin. Il n’y a pas de génie virtuose qui veut conquérir le monde. Simplement des crapules bien habillées qui exploitent la léthargie d’un système plein de trous. Le Money Monster où Georges Clooney interprète un animateur de télévision conseillant les gens sur les placements à Wall Street ; le Wall Street dernière mouture (Money never sleeps) où Michael Douglas, en Gordon Gekko, est la crapule capitaliste typique, qui noiera sa famille pour son propre profit ; Margin Call ou The Big Short, dans lesquels des cadres de la banque vendront les titres de la ruine avec le sourire, en 2008 : il n’y a pas de visage humain là-dedans, simplement de la cupidité. L’écriture de DeLillo ne tente pas de nous rendre ces traders sympathiques. Humains peut-être, mais d’une humanité que les systèmes dominent ; DeLillo raconte simplement comment ces capitalistes, dans les rhizomes causaux dans lesquels ils sont plongés, ne comprennent rien.
crédits photos : Simon Gosselin.