Les louves, texte : Sarah DeLappe ; traduction : Fanny Britt ; mise en scène : Solène Paré. Avec Claudia Chan Tak, Claudia Chillis-Rivard, Leïla Donabelle Kaze, Célia Gouin-Arsenault, Dominique Leduc, Stephie Mazunya, Alice Moreault, Noémie O’Farrell, Elisabeth Smith et Zoé Tremblay-Bianco. Présenté à l’Espace Go jusqu’au 6 octobre 2019.
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La pièce Les Louves de l’Américaine Sarah DeLappe, qui prend l’affiche cette semaine à l’Espace Go, n’a rien à voir avec les bêtes. Ni même avec l’équipe de soccer du même nom. Ou encore avec le sport en soi. Elle ne relate pas, non plus, une espèce de coming of age. Résolument féministe, Les Louves n’est pas une pièce à thèse pour autant : durant quatre-vingt-dix minutes, on parvient à y montrer simplement la construction des êtres à une époque où toute la violence du monde se retrouve toujours à portée de main. Sans dire que cette pièce se définit par ce qu’elle n’est pas, Les Louves est une proposition si serrée, si énergique, qu’elle pourrait bien nous faire oublier toutes les ramifications inhérentes au texte précis et brillant d’intelligence dont elle est l’adaptation.
Elles sont neuf – certaines vous diraient peut-être huit, excluant du compte la nouvelle. Elles se rencontrent chaque samedi matin pour leur partie de soccer intérieur. C’est durant les échauffements, quelques instants avant la joute, que nous aurons accès à leurs échanges. Les répliques se coupent, s’entrecoupent, se disent en canon, se répètent, se piétinent. Les sujets, eux, sont multiples : des Khmers rouges aux yourtes en passant par les finales nationales qui arrivent à grands pas, la parole se déplie ici dans toute sa banalité et l’esprit d’équipe parvient tantôt à galvaniser la solidarité, tantôt à catalyser les différences.
De l’importance de la meute
La partition, hautement rythmée dans le texte, est aussi physique : exécutant des exercice de soccer, avec et sans ballon, les neuf comédiennes courent, sautent, font des chassés croisés, s’étirent à l’unisson, créant ainsi un esprit de corps palpable et senti sans que jamais cette hyperactivité ne vienne teinter la qualité de la réplique, le contrôle et la maîtrise du jeu. L’unicité du groupe dépasse les protagonistes pour s’étendre à la distribution, puisque chaque actrice porte le spectacle à un moment ou à un autre et que toutes surprennent à leur manière. Soulignons toutefois le jeu de Claudia Chillis-Rivard, qui interprète cette « nouvelle », fille bizarre habitant dans une yourte où sa mère lui fait l’école à la maison. Si ce genre de personnage peut aisément devenir caricatural, Chillis-Rivard en propose une interprétation fine et sait nous rendre cette jeune fille étrangement attachante. Soulignons aussi l’arrivée, en fin de pièce, de Dominique Leduc. La ligne qu’il ne fallait pas dépasser pour éviter de sombrer dans le pathos était mince, et jamais la comédienne ne l’a franchie.
On se doit de mentionner également le travail de traduction de Fanny Britt qui, encore une fois, frappe dans le mille avec un texte diablement rythmé et dont aucune réplique ne tombe à plat. Il fallait sa justesse et sa maîtrise pour parvenir à rendre ces joutes verbales si consciencieusement désordonnées avec autant d’adresse. Le décalage de la traduction ne choque en rien et les ressorts comiques de la pièce fonctionnent magnifiquement.
La mise en espace opérée par Solène Paré mime un terrain de foot, le gazon synthétique recouvrant l’entièreté du plancher et les lumières rappelant le côté cru des éclairages de gym. Il y avait un piège dans cette mise en scène : la redondance des tableaux aurait pu lasser à la longue, la mécanique aurait pu devenir trop apparente. Mais Paré parvient à créer une corporalité propre à sa meute d’actrices, qui sait occuper l’espace dans son ensemble. Si la scénographie peut sembler sobre, rien n’y est futile. En fin de représentation, lorsqu’on ouvre les portes en fond de scène pour laisser entrer l’hiver, on aurait pu se désoler du paysage plaqué qui nous est montré, mais le choix se justifie rapidement, alors que toute la pièce se ralentit, que les corps se font lents et que le froid s’installe sur le fond comme sur la forme.
On le devine aisément, c’est en force que l’Espace Go a décidé de commencer sa saison. Les Louves est une pièce qui dynamise et fascine : ce n’est que sur le chemin du retour que les ramifications plus larges du texte se déposent en nous. DeLappe dépeint une époque où l’innocence est denrée rare, où la violence du monde s’abat trop tôt sur nous, où le chemin de croix vers l’âge adulte n’est jamais celui que l’on croyait et où, toujours, la brutalité guette. Mais cela ne saurait nous faire oublier la solidarité de la meute, sororité transcendante.
crédits photos : Yanick MacDonald