Thomas O. St-Pierre, La chasse aux autres, Leméac, 2018, 234 p.
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Forcément, un roman sur le charme, la chasse que suppose la séduction, ça semble un peu facile, et par voie de conséquence, ça se classe ainsi, roman facile lecteurs sérieux, passez votre chemin. Bien sûr, on dira que Les Liaisons dangereuses, on dira que Bel Ami, on dira ce qu’on voudra : s’il était permis d’être naïf autrefois, aujourd’hui, on est ironique – voire post-ironiques –, on a lu Houellebecq, on connaît Lacan, le féminisme de troisième génération a traversé les corridors de nos universités, on ne va tout de même pas parler encore de. Et Thomas O. St-Pierre l’a bien compris.
La Chasse aux autres traite – plutôt qu’il raconte – de la séparation de Cordélia et d’Édouard, de leur corrélatif retour sur le marché du célibat et des règles qui normalisent dès lors toutes leurs relations sexuées. Le traitement se garde ainsi de suivre les méandres des consciences – c’eût été d’un autre temps –, il multiplie plutôt les vignettes : descriptions de compte Instagram, confessions d’un séducteur sur un forum masculiniste, extrait d’un ouvrage fictif de pick-up artist (as de la drague), narration autodiégétique d’Édouard, hétérodiégétique de Cordélia, réflexions et citations de Schopenhauer, Kierkegaard, Pascal, Laclos, Houellebecq. Par cette structure, le roman de St-Pierre évite toute forme de naïveté, et il faudrait même ajouter : plus avance le récit, plus se multiplient ces discours, plus le roman devient méta, porte moins sur des relations humaines que sur les règles qui les régissent. Ainsi, très vite, on réalise que l’acte de narration n’est que l’enthymème d’une vaste démonstration – comme chez Platon ou Kierkegaard, les scènes ne servent qu’un dessein philosophique.
Dans la forme, cet effet, doucement, envahit le texte ; les commentaires métas apparaissent d’abord de manière un peu appuyés, mais comme en passant : « Est-ce André Gide qui a écrit quelque part qu’il aimait voir les personnages d’un roman en venir naturellement à discuter des thèmes généraux qui ont nourri leur élaboration […] ? Si c’est bien le cas […], André Gide serait ravi. » De fait, les personnages, tel que nous le souligne cette voix auctoriale – on peut, si on veut, parler de narrateur, mais la fonction de ce narrateur est précisément de jouer l’auteur –, traitent des règles de la séduction dans lesquelles ils sont englués. Plus loin, la même voix auctoriale conviendra « qu’il sera toujours inacceptable que le cinquième chapitre d’un roman soit constitué exclusivement d’une citation de Schopenhauer, même si on l’élague gentiment pour ne pas trop ennuyer le lecteur » ; sans surprise, on découvre que le cinquième chapitre de La chasse aux autres est constitué d’une longue citation. On nous entretiendra de plus en plus des intentions d’écriture, et même du titre du roman, qui aurait été préféré à d’autres alternatives : « Je rêve d’avoir le courage d’intituler ce roman Mendier le tumulte, mais bien sûr c’est trop austère, et j’essaie de plaire, d’avoir l’air audacieux et dynamique. » Ainsi, la séduction métastase jusqu’à la scénographie auctoriale. Le roman fait ce dont il traite, le regard s’enthousiasme de cette circularité.
Par-delà, le jeu métaréflexif s’emballe, les vignettes se reflètent les unes les autres, le destin d’Édouard avec Clara, à New York, se surimprime sur le destin de Cordélia, à Montréal – les deux personnages vivent les mêmes méandres amoureux, subissent les mêmes invites sexuelles. Les remarques tirées de l’essai de James Kucek, as de la drague, semblent porter explicitement sur la situation des protagonistes ; les théories de Houellebecq sur l’économie du sexe sont mesurées aux actions d’Édouard, celles de Madame de Merteuil, chez Laclos, comparées à celles de Clara. Très vite, on ne fait qu’apercevoir partout ce vrombissement méta, manigances d’auteur qui bricole sa fiction pour expliciter quelque chose. On essaierait de résumer le projet à un ami qu’il penserait d’emblée que c’est un essai : il n’aurait pas tort, puisqu’il y a de ça, dans La chasse aux autres.
Malgré cette description, qui laisse imaginer bien des réserves, il faut convenir que le roman de Thomas O. St-Pierre s’avère férocement efficace. Certes, l’auteur surjoue les codes postmodernes, il fait peser – parfois lourdement – sa lucidité sur ses trames, mais jamais de façon ennuyeuse, il ne devient jamais potache ou bêtement sûr de ses moyens. Un peu comme son essai Miley Cyrus et les malheureux du siècle, ce roman sait construire une démonstration convaincante, pleine d’esprit – on lui a même reproché d’être trop intelligent –, de connivence puis, évidemment, d’ironie. Et, fait étonnant : plutôt que, parcourant ce chemin, en arriver à un nihilisme houellebecquien, on atteint – autre point commun avec son Miley Cyrus – l’espoir ou, disons, les moyens d’un espoir. Soit, il est triste de voir la « magie de l’amour » réduite à des schèmes simples de séduction. Il est triste, comme nous le propose « l’as de la drague » que met en scène le roman, de remplacer la phrase idyllique : « Quand je suis avec elle, j’ai l’impression de finalement être moi-même », par le beaucoup plus froid mais lucide : « Elle me renvoie momentanément l’image impossible de celui que j’aimerais être, et j’adore ça. » Toutefois, cela rassure d’une autre manière, comme il est rassurant de voir chaque attitude, symptôme ou énoncé humain réduit à ses codes. S’étend devant nous la carte de l’appréhendable, s’ouvre à tous le compréhensible. Le paradoxe traverse le roman de St-Pierre : annihiler toute magie, c’est dire que tout est possible, moins par la baguette des fées que par l’analyse juste des situations.
On dit souvent que l’ironie construit une connivence ou, pour être plus précis, que l’ironie n’opère qu’à la condition d’une connivence. La structure du roman de Thomas O. St-Pierre réussit à produire cet effet de façon brutale ; on le lit en s’assurant qu’il n’y a rien, dans ces pages, de la facilité d’un roman sur la séduction, rien du désespoir philosophique dont notre époque est grosse. Avec cette voix auctoriale, nous avançons entre ces antiphrases, contents que ce soit bien mené, rassurés de ne pas être les dupes de la mascarade humaine. Le roman glose sans cesse sur ce cynique moyen de séduction, mais voilà, il opère : il nous fait, à notre tour, sentir intelligent.