De la glorieuse fragilité, une production de la compagnie Danse K par K ; Chorégraphie : Karine Ledoyen ; Dramaturgie : Katya Montaignac ; Interprétation : Elinor Fueter, Jason Martin, Simon Renaud, Ariane Voineau ; Conception sonore et technologique : Mathieu Doyon ; Vidéaste : Andrée-Anne Giguère ; Conception lumières : Martin Sirois ; Oeil extérieur : Alexandre Fecteau ; avec (et à partir) des témoignages de Anne Barry, AnneBruce Falconer, Annie-Claude Coutu Geoffroy, Catherine Martin, Daniel Soulières, David Rose, Frédéric Marier, Isabelle Gagnon, Judith Lessard-Bérubé, Laura Pinsonneault-Craig, Luc Ouellette, Lucie Boissinot, Marilou Castonguay, Martine Lusignan, Michèle Febvre, Nancy Lavoie, Raphaëlle Perreault et Yves St-Pierre. Présenté à l’Agora de la danse (Montréal) du 28 novembre au 1er décembre 2018.
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Tout commence avec l’idée de la fin. De la glorieuse fragilité, sous sa structure d’oxymore et de paradoxe, se veut le récit dansé d’une recherche. Tout au long de la représentation, c’est cette énergie (de la recherche) qui anime les quatre danseurs, qui apparaissent d’abord sur scène dans un enchâssement de duos et trios, une sorte d’élégante course à relais dans laquelle leur écoute mutuelle est mise de l’avant. S’ensuit tout un enchaînement de scènes de groupe ou de solos, dont le spectre s’étend d’émouvant à spectaculaire – en passant par la sophistication –, soutenu par l’idée centrale d’une enquête auprès d’ex-danseurs au sujet du deuil qu’ils ont fait de leur pratique. Les quatre interprètes ponctuent donc les témoignages, que l’on entend sporadiquement en voix off.
Le spectacle se présente donc comme un prétexte à la danse pure, et à ce que la danse apporte de ludisme, de vertige, de célébration. Les séquences dansées sont pour la plupart marquantes, comme lorsque les deux duos sont filmés dans des cadrages très rapprochés qui sont projetés à l’arrière-scène, cela afin de faire ressentir au public l’intimité liée au métier de danseur par une représentation immédiate et surdimensionnée. Les solos finaux, d’Elinor Fueter et de Simon Renaud, explorent la lenteur dans un combat épique avec leurs propres limites, le point de contact et le déséquilibre, et constituent les points culminants de cette fragilité dont parle le titre. Aussi les voit-on au final danser sur l’or, à la fois métaphore de la quête et allusion aux conditions économiques difficiles des danseurs. Les duos d’hommes (il y en a deux, également notables) et de femmes contiennent des portés d’une tendresse, d’une douceur étonnante, malgré des manipulations corsées. Ces portés poussent les danseurs aux frontières de l’équilibre, de la souplesse, du vertige et de l’imbrication des corps. Ainsi, au chapitre de l’abandon, le célèbre jeu de la confiance se réinvente lors d’un porté extravagant, dans lequel Simon Renaud se laisse tomber, de dos, alors qu’il porte Jason Martin sur ses épaules ; ce dernier, au moment de toucher terre, provoque un éclat de soulagement dans toute l’audience.
En rire
Dans De la glorieuse fragilité, la notion du jeu est centrale pour Ledoyen. La chorégraphe s’est intéressée aux danseurs ayant quitté leur profession, et ils sont près d’une vingtaine à avoir répondu à ses questions sur leur art. Si, au tout début, elle croyait simplement aborder le problème du deuil, au fil des entretiens, elle est forcée de constater que la danse demeure une puissance vive et laisse une trace profonde dans les témoignages de tous ces artistes, qui sont toujours habités par leur médium. À partir de son bilan, Ledoyen s’est occupée à en dégager des caractères et les a utilisés pour dresser la structure de sa pièce.
Il est très rafraîchissant d’avoir affaire à une œuvre intelligente qui, en plus de réfléchir sur son médium, lui rend hommage ainsi qu’aux acteurs ayant participé à son développement. En témoignent d’abord les nombreux extraits en voix off constituant la trame sonore – à ce sujet, il aurait été intéressant de rendre une plus grande partie de ces témoignages accessible, ne serait-ce que dans le cadre d’une installation en périphérie, afin de faire davantage profiter le public et le milieu de la danse des résultats de cette recherche. Certaines questions de l’enquête, par exemple « jusqu’où pousses-tu ton épuisement ? », étaient également projetées sur l’arrière-scène (l’écriture se faisait en direct). La chorégraphie elle-même était divisée en une dizaine de chapitres, tous représentant des thèmes abordés lors des entrevues. Ce dispositif, qui peut sembler lourd ou académique, ajoutait pourtant une interprétation très intéressante de la thématique, en plus de structurer un objet somme toute organique.
En effet, toute lourdeur était évacuée, tant par le raffinement de mouvements, dont faisaient preuve les solos et les duos, que par la tonalité ludique des danseurs qui, par moments, jouaient littéralement. Ce choix permettait aux interprètes de détendre le fameux « visage neutre », ce faciès sérieux qui est de mise dans la plupart des chorégraphies contemporaines. Sa disparition s’effectue au profit de rires, de chuchotements coquins, d’encouragements (« continue, enwèye ! »), tout cela sans que l’œuvre ne sonne faux d’un iota ou ne perde son sérieux. C’est que ces moments de relâche sont très bien choisis et privilégient une motivation ludique plutôt qu’une visée davantage démonstrative. S’il est vrai qu’un danseur n’est pas un acteur, cette posture engagée porte tout de même à réfléchir sur l’annihilation du visage – la partie la plus expressive ! – dans l’image du corps chez le chorégraphe contemporain, posture qui, subtilement, s’inscrit dans un certain dialogue au sujet de la virtuosité (par ailleurs, le concept de la « gloire », même fragile, ne rappelle-t-il pas le nom de Fou glorieux ?). Et c’est pourtant du plaisir de danser dont parle cette pièce, raison pour laquelle le visage engagé porte ici un message vital.
Pourtant, malgré cet engagement total du corps, et même si elle est un prétexte à la danse pure, la pièce de Ledoyen, pour être comprise dans toute son ampleur, ne pouvait pas se passer des mots. Car si les quatre interprètes maîtrisent leur médium glorieusement – et fragilement, puisqu’on voit aussi qu’ils savent se positionner physiquement dans des zones inconfortables dans le but de dynamiser leur pratique –, s’ils savent faire usage du vertige, du déséquilibre, de l’éblouissement, des perturbations, du flottement (autant de titres de chapitres que de compétences démontrées lors de la pièce), qu’en est-il de l’abandon ? Il est difficile de déceler, dans leur interprétation, s’ils se sentent concernés par cette dangereuse question : que représente le fait de porter le deuil de danser, de quitter son mode d’expression ? En fait, ce dont on se rend compte, c’est qu’il n’y a presque aucun danseur, actif ou non, qui arrive à répondre à cette question, ni à quitter définitivement la danse.
crédits photos : David Cannon et Claudia Chan Tak