Ghost, Chorégraphie : Tentacle Tribe (Emmanuelle Lê Phan, Elon Höglund) ; Interprètes : Emmanuelle Lê Phan, Elon Höglund, Victoria Mackenzie, Mecdy Jean-Pierre, Marie-Reine Kabasha, Rahime Gay-Labbé ; Composition musicale : Samuel Nadaï ; Conception d’éclairages et direction technique : Benoît Larivière ; Costumes : Rosalie Lemay ; Présenté par Danse Danse à la Cinquième salle, du 13 au 17 novembre 2018.
///
Dans la cinquième salle, les lumières s’ouvrent sur scène, découvrant un bloc déjà solide et homogène, agité de la respiration synchrone et sonore des danseurs réunis, se faisant face les uns les autres. Cette première image donne le ton et promet un spectacle dont émerge, par grandes bouffées, cette énergie particulière qui fonde l’unité du groupe. TENTACLE TRIBE porte son nom à merveille. Le sextet évolue sur scène comme si les membres de chacun des danseurs appartenaient à une seule et unique bête informe. Les froufrous cousus au tissu des costumes beiges accentuent l’image et symbolisent un animal aquatique aux mouvements complexes. Inspirée des techniques de respiration du yoga, de la plongée en apnée et du qi-gong, cette chorégraphie du souffle nous plonge dans un univers où les éléments sont implacablement connectés, évoquant par moments la beauté délicate de la vie sous-marine ou les réseaux infinis de connexion des âmes et autres existences terrestres.
Au-delà du brassage des genres, le sublime
La réputation des chorégraphes n’est plus à faire. Emmanuelle Lê Phan et Elon Höglund, tous deux issus des milieux de la danse de rue, travaillent ensemble depuis 2005. C’est en 2012 qu’ils co-fondent le groupe TENTACLE TRIBE. Pour Ghost, le duo s’inspire des techniques de danse urbaines et contemporaines : un savant alliage de break, de popping, de mouvements de capoeira et de kung fu, d’illusions d’optiques empruntées à leur passage au cirque ou à d’autres disciplines fréquentées au cours de leurs parcours respectifs, forme le langage d’une écriture chorégraphique unique. Si la fusion de ces genres, actuellement très populaire sur les écrans, s’avère souvent sans saveur, le talent et le travail acharné du duo suédois-canadien transcende assurément, sur la scène, le simple mélange des techniques. Teintées d’une poésie remarquable, les chorégraphies, dans Ghost empruntent à la furieuse physicalité de ces genres sans manquer d’être traversées d’une réelle recherche et d’un propos émouvant. Les images alors créées sur scène provoquent des instants à la fois dynamiques et méditatifs d’une rare beauté.
La première partie du spectacle montre cette bête magnifique qui, en parfaite harmonie avec la musique, déploie ses membres avec une intelligence organique des plus raffinées. Le souffle des danseurs est audible et semble faire voyager le mouvement. Observée à travers un faisceau de lumière diffuse, l’évolution de cette masse, mi-insecte, mi-créature sous-marine, plonge le spectateur dans un état de contemplation intense, régulant la respiration de la salle entière. Le souffle est coupé devant la cellule qui se contracte sous le vocabulaire du locking, des grands soupirs se délient lorsque le geste s’élargit pour devenir plus fluide, la connexion opère par envoûtement, grâce aux rouages d’une technique et d’une musicalité sans faille.
La horde, pourtant constituée de membres aux aspects physiques disparates, bouge comme si elle était en réalité constituée d’une seule et unique matière. Le mouvement, emprunté a l’imaginaire de la faune subaquatique, s’accorde finement à la gravité des gestes saccadés du hip-hop et n’est pas sans rappeler, d’un clin d’œil furtif, l’évolution des espèces. Liés par cet enchevêtrement complexe de vigueur et de délicatesse, les interprètes démontrent, les uns envers les autres, une écoute à toute épreuve, qu’on imagine absolument nécessaire à l’exécution d’une telle chorégraphie. Fluides, certains s’esquivent de l’attention sans trop qu’on les remarque, le temps d’un bref duo qui laisse poindre avec perfection les mouvements des deux chorégraphes restés sur scène.
Attraper l’esprit, s’y couler
Rapidement, la bête est reformée et chacun de ses fragments reprend sa place dans l’économie du groupe. Une suite de transformations s’opère, résultat d’un habile changement de costumes sur scène. Comme dans un tour de magie, la créature change de forme, recrache certaines de ses particules encore vêtues de beige, pour finalement devenir un amas sombre et inquiétant, aux membres affublés d’un survêtement foncé. L’amas s’élargit, se divise, se rattrape à la manière fascinante du Blob. La terreur côtoie ici le rire. L’astucieux jeu avec le follow spot détourne l’aspect spectaculaire de certains segments, les rendant ludiques : les danseurs semblent se lancer la lumière, métaphore de l’attention sans cesse déroutée par le roulement effréné des mouvements. De modulations en textures, l’inventivité scénique à l’œuvre créé une ambiance qui évoque le côtoiement ambigu de l’inquiétante étrangeté et du sentiment océanique. L’évocation est appuyée par un court tableau où la chorégraphe se retrouve dans une bulle ; elle apparaît loin mais, lorsqu’elle frotte énergiquement les parois de cet habitacle, sa présence résonne et avec elle, nous fait ressentir sa grande solitude.
La perpétuelle transformation des corps se poursuit. Modifiées par des accessoires simples comme des ballons blancs, gonflés à l’hélium, les silhouettes sont étirées, deviennent surréalistes, rappelant sans hasard le « No face » du film Spirited Away (2001). Comme l’explique la voix de l’un de ces personnages difformes : lorsqu’on aperçoit un fantôme, il ne faut pas courir. Il faut plutôt l’attraper. Les danseurs se fondent à même ces esprits dans une danse qui conjure avec humour l’étonnante dépossession des corps, où l’abstraction du geste laisse la place au ravissement.
Si, dans plusieurs traditions, on dit que c’est l’esprit qui donne, par le souffle, la vie au corps, TENTACLE TRIBE, qui en est l’héritière, se comporte sur scène comme une figure mythologique. À son apogée, le monstre tentaculaire, créature mi-humaine mi-spectre, insuffle, par sa savante théâtralité, la création scénique. Au son d’une comptine subaquatique, le spectre de la bête est dompté, finit par s’évanouir après une longue chaîne de portées, si fluides qu’on y perçoit les derniers spasmes d’une agonie qu’on espère sommeil. La bête s’est endormie, réveillez-là quand vous voudrez.