SuperSuper, création : Line Nault ; Collaboration interprètes : Audrey Bergeron et Jessica Serli ; Système sonore et visuel : Alexandre Burton ; Lumière et scénographie : Simon Guilbault ; Assistance aux lumières : Emily Soussana ; Costumes : Elen Ewig ; Conseiller artistique : Éric Forget ; Coproduction : Artificiel, Productions Recto-Verso ; Résidence de création : Agora de la danse, Recto-Verso ; Extraits : Super Réalité, Albert Low, Un coup de dés jamais ne n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé ; Présenté à l’Agora de la danse du 17 au 20 octobre.
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Il y a de ces spectacles qui ne se laissent pas facilement aborder. Conçue comme un triptyque, la pièce présentée par l’artiste multidisciplinaire Line Nault à l’Agora de la danse fait catégoriquement partie de ceux-ci. Tendue entre l’obsession du calcul et la production infinie de sens, la performance multimédia SuperSuper (constituée de Super8, Super réalité et SuperN64) tient à distance le spectateur et évolue sur elle-même jusqu’à l’absurde systématisation du corps dans l’espace.
La splendide utopie d’un calcul infini
À peine entré dans la salle, le sentiment qu’une information cruciale est sur le point de se dérober à une possible compréhension gagne le spectateur avant même qu’il soit assis. Pendant que les sièges se remplissent, les deux interprètes, installées à leur pupitre respectif et éclairées d’une lampe d’appoint, lancent des dés, notant les chiffres qu’elles obtiennent, concentrées. Un petit écran est placé devant elles, suggérant que le jeu se déroule en réseau. Leurs gestes sont extrêmement précis, elles semblent calculer avec frénésie. Si elles se déplacent pour aller bouger un élément de la scénographie, on a l’impression qu’elles marchent stratégiquement, en comptant leurs pas avec minutie. La rigueur gestuelle, mêlée d’une sorte d’acharnement arithmétique, donne à penser que nous sommes ici devant une quête de sens, en attente d’une grande découverte ou d’une solution qui ouvrirait des probabilités infinies.
Lorsque l’assistance est complète, la communication entre Super Celine et Super Pauline est entamée. Le jeu des projections se met en branle. La voix de Jessica Serli, décortiquant et commentant les propriétés du 8, constitue la trame du solo alors exécuté par Audrey Bergeron, qui se présente comme une exploration corporelle de ces propositions verbales. Sans être éprouvée complètement par le corps, la double boucle se répète d’abord à travers les mouvements de la danseuse, qui projette ensuite la forme dans l’espace, la décuple bellement au son des percussions.
Décomptes et désenchantements
Les interprètes de retour à leur poste, la deuxième partie s’enclenche. Audrey Bergeron, occupée, compte très lentement. Le dispositif multimédia se développe alors que Jessica Serli évolue dans l’espace. Dans cette partie du triptyque, l’espace se multiplie en au fil des déplacements de la danseuse sur le plancher de danse. Des formes apparaissent sur la projection lorsque certaines zones de l’espace sont touchées par son corps, émettant un signal sonore. On cherche à comprendre à quoi servent ces boîtes virtuelles qui apparaissent et dont l’aspect est modifiée à chaque touché, mais le but nous échappe. Comme souvent sur les scènes contemporaines, le dispositif multimédia ne sert à rien, avec la nuance qu’ici, il semble volontairement inutile. Entre les phrases prononcées à voix basse d’on ne sait où et le décompte (que l’instinct nous demande de suivre), on perd le fil. Nous voilà bernés dans notre quête de grande découverte. Il n’y aura pas d’ouverture vers cet infini fantasmé plus tôt. La tâche effectuée sur scène est manifestement absurde. Il faut alors lâcher prise, et accepter de ne pas accéder au sens attendu. C’est un travail ardu que d’accepter de ne pas totalement comprendre ce qui se joue sur scène, mais la frustration qui en résulte est étrangement apaisée par une forme d’hilarité. Quelques spectateurs gloussent, d’autre ricanent en silence. Le manège demeure hypnotisant : toute la scène devient un instrument sur lequel les mouvements des interprètes génèrent des sons. Il y a quelque chose de répulsif et d’étonnamment rassurant dans cette atteinte à la perfection du système, dans ce déraillement des sens et du rythme. On y entrevoit quelque chose comme l’impossibilité d’un monde purement comptable.
Super Meta Mallarmé
Dans la troisième partie de la représentation, on bascule dans un univers qui rappelle le jeu vidéo. À mi-chemin entre Pac-Man et une sorte de Scrabble virtuel, la zone scénique est projetée au mur. Alors que les interprète se déplacent sur le plancher en scandant les vers de Mallarmé, des carrés de lumières s’accumulent, divisant à l’infini le tableau ainsi créé, le retournant sans cesse sur lui-même en y ajoutant des couches et des couches de données. Il se produit alors un étirement de l’espace, une torsion qui s’exerce à la fois dans le lieu physique et sur la cartographie de ce jeu. La scène semble se refermer sur elle-même, laissant encore une fois le spectateur dans une vague incompréhension. Le poème de Mallarmé est récité tour à tour par les danseuses dans un débit saccadé et le ton emprunté est volontairement clownesque. La façon dont le poème est scandé rend difficile son dialogue avec le dispositif multimédia, dans lequel pourtant il s’insère. Quoiqu’on puisse aisément tracer des liens entre les propriétés plastiques du poème et celles de la pièce, sa récitation « en automate » nous prive l’accès à un aboutissement sensible du texte. Pourtant, pour le dire avec Rancière, « Mallarmé n’est pas un auteur hermétique, c’est un auteur difficile ». Reste que l’exercice est agréable à observer. Encore une fois, la scène ne manque pas d’hypnotiser. Les déplacements, en même temps que les mots, deviennent des données qui s’accumulent et se renversent, provoquant un déraillement des perceptions désopilant.
Au terme de ces trois fragments, le spectateur aura vu son horizon d’attente éprouvé par diverses stratégies et démonstrations techniques. Si la dance n’y tient volontairement pas un rôle spectaculaire, le mouvement du corps, quant à lui, suscite des réactions étonnantes et étrangement enivrantes. L’espace modifié par ces réactions fait en sorte que la brèche qui permettrait au spectateur d’entrer dans le spectacle ne s’ouvre pas tout à fait, et c’est avec surprise que la déroute qui s’y joue finit par nous rendre aussi hilare que captivé.
crédits photos : Philémon Crête et Émilie Dumais.