Le 2 juin dernier, le Festival de poésie de Montréal présentait un spectacle-hommage à la poète Josée Yvon (1950-1994) auquel l’auteure du présent texte avait été invitée à participer. Sa performance n’aura cependant pas eu lieu : vexée de constater que le spectacle ne rendait pas justice à l’intransigeante exigence de l’œuvre de Josée Yvon, Emmanuelle Riendeau a quitté, non sans fracas, la Maison des écrivains, où avait lieu le spectacle, qui s’est poursuivi en son absence. Le texte qui suit est celui qu’elle avait l’intention de livrer au public de la soirée, bonifié cependant de l’expérience de certains textes lus lors de la soirée, qui ont suscité un deuxième temps dans l’écriture de cet hommage.
Lire Josée Yvon rend indifférent, voire hostile, à beaucoup de livres.
France Théoret, Jet d’encre, no. 21
nous sommes des éventreuses, nous ne prendrons rien de moins
que la Démesure.
jusqu’à se défoncer, démolir, exploser.
Josée Yvon, Filles-commandos bandées
lire josée yvon
décape la politesse
déwrenche la retenue
délivre la langue
pas tenable
indomptable
trente-six mille façons
de ne pas se taire
même la fée des étoiles boit de la molson
à quatre heures de l’après-midi
dans le chapiteau de la poésie
on trouve de tout
sauf des amis
retirée
assise avec une pinte devant sa machine à écrire
en noir et blanc
immatérielle
elle est morte le 12 juin 1994
je suis née le 9 juin 1993
dans les rayons des bibliothèques
j’ai entremêlé ma vie
en ses trames
JE NE SUIS PAS UNE ENFANT COMME LES AUTRES
quand on éclate, on n’a plus peur
Josée Yvon, Filles-commandos bandées
24 ans plus tard
rendre hommage
sans faire de vagues
franchement
surfeuse houblonnée
entre la cannette et le réel
la mousse est mince
je préfère l’implosion
au silence
la bière livrée en dix roues
aux importations privées
à celles que j’ai offensées
j’offre
mes hommages
irrespectueux
je me suis tue
pour mieux retranscrire
recopier
les mots des autres
la peine qu’on a est immense et mortelle
pour celles / si seules / qui connaissent
la nuit dans l’insomnie
et le mal de ventre
et recommencer toujours
le même cherchage de pilules
leur tourner le dos carrément
parce que je ne serai jamais d’accord avec un «stage»
malgré la mille provocation
des désennuyés heureux délirants
je trouve tellement plus belle l’ignorance
le parfum cheap qui n’est pas de leur couleur
et mon amour qui n’a aucun rapport
Josée Yvon, Filles-commandos bandées
on passe notre temps à chercher des nouvelles traces d’Yvon des archives non consultées des images rares sniffer les scratches non repérées la BAnQ devenue pawnshop emboîtée vingt-quatre fois des caisses vides à celles remplies contre quelques milliers de dollars reprise au théâtre dans hochelaga l’illusion presque indiscernable entre les lectrices et les actrices reprise dans un micro mielleux bien entendue jamais relue difficile d’approche facile à name drop
on veut chacun de ses livres réimprimés dans la bibliothèque québécoise en poche accessible aux filles qu’on évince de la soirée pour parler mieux qu’elles de leur « trottoir » puisque l’autofiction a ses limites s’approprier la déconfiture des autres est acceptable si on en fait de belles phrases la littérature se justifie cachée derrière des chèques des enchères d’édition rares en version de luxe capitonnée pendant qu’on se fait narguer demander en combien de versements on peut payer sans l’argent de la prostitution pendant qu’on tente de sacraliser l’inconsacrable pendant qu’on fait de l’autobiographie littéraire on la veut sous le manteau sous le body sous le corset sous la lingerie tranchante comme un couteau porté par mesure préventive
on ne s’en cachera pas
et on ne cessera de la poursuivre de la photocopier de la pdféiser en attendant qu’elle ne puisse s’exporter outre les remparts de nos vies blastées sous les néons des bibliothèques infestées de punaises des universités cul-de-sac des événements parasités dans une ville vidangée malade déjà vue et dite socle de sa fin rempart de nos débuts
plaquer la peur une fois pour toutes, lui marcher dans face
éliminer les entraves, les mythes,les idoles, la notion d’obscénité, de commerce.
dissoudre les vides aspirants, la programmation des bibites
et des ruines et toutes les terreurs qu’on s’invente.
plus jamais traquée, hors de leurs tracks rectilignes, à jamais détraquée
jusqu’à ce que notre pensée ne devienne que pur cristal.
faire coïncider la pratique et le réel les textes et l’existence d’autres pensent que c’est too much personnages de papier freaks littéraires tant mieux let ‘em talk tandis qu’on fait de notre peau un art total tandis qu’on n’attend pas d’être acceptées pour se faire des apparitions shotguns des crises de parole publique
Qu’est-ce que cette vie qui fait tant de bruit et dont on parle tant?
Je crois que je ne le sais pas du tout, comprendre ce qui est en perpétuel changement,
un remous de vie actuel, cela demande beaucoup de pénétration.
On se connaît mieux dans le passé que dans le présent.
On se comprend mieux avoir vécu qu’on ne se comprend vivre.
Hector de Saint-Denys Garneau, « La vie moderne », Oeuvres en prose
rendre hommage
n’est pas seulement dire
mais faire
sinon laisser sa place
aux travailleuses ombragées
aux crisses de vraies
jamais invitées dans
les maisons faites en papier
mon échelle est en carton
et je pense pogner une drop
partir retrouver
sur un nowhere
tapis et cuir rouge
le ras du plancher de rien pantoute
des vieux records de pagliaro
lyrics gommés de bière et de gras de popcorn
rouler
rouler
il est encore temps de rouler
personne ne peut m’arrêter
plus loin
plus loin
toujours l’idée d’aller plus loin
c’est ma seule raison d’exister
je dépose ma bière
j’entends frapper
et sors de la pièce
et tous veulent y entrer
un fait est étrange : nous pensons autrement.
je me rassure : il a aura toujours des Jocelyne Deraiche,
des Carole la barmaid du Sombrero pour contribuer
à la mise à mort, le meurtre de l’ordre social
Josée Yvon, Filles-commandos bandées
condamnées à l’authenticité bosseuse aux éraflages publics endommagées pour quelques poignées de lettres prendre les feuilles vierges qui traînent sur le comptoir de la cuisine et s’en servir comme une menace de mort faite au silence on ne se taira pas je ne me calmerai pas la fée des étoiles est une supernova qui nous pisse de la molson tablette dans face et on pogne des bouillons de vague bleutée tipsy winky on s’appuie sur le reverb de sa voix grave l’espérance de vie déchiquetée on rapièce tant qu’on peut les déchirements laissés par sa langue prêtresse des poquées
assise sur un matelas au sol en bottes de cowboy
mise à mort
chaque molson bue
un hommage
chaque citation
une forme de résistance
mise à mort
à force de trop vouloir
écrire comme un cutter
j’ouvre un nouveau document recommencée from the début je ne poursuis rien décousue plusieurs me savent prévisible imprévisible impulsive qui sera ma victime la proie de mes accusations disent-elles je pointe le fake shit me purge disent-elles la peur que je fasse un speech que j’explose engueulante démissionnaire avant même de m’être produite je reproduis les frasques familiales historique camisole de force historique couteaux dans les murs pop up window défoncée disent-elles écoute fille je le sais j’écoute la même chanson une rainshowers so glad that you came
/01
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Pagliaro, Rainshowers
deux made a promise to myself I wouldn’t just be a statistic no no
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Miley Cyrus, feat. Big Sean, Tangerine (verse de Big Sean)
trois petits coups sur le plafond de ta chambre voudront dire tu peux descendre
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Johnny Farago, Trois petits coups
quatre les portes du pénitencier bientôt vont se fermer est-ce là que je finirai ma vie comme d’autres gars l’ont finie
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Johnny Hallyday, Le pénitencier
cinq I’m a cowboy (…) I’m wanted dead or alive
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Bon Jovi, Dead or alive
fois noyée dans une pléiade d’extraits mal dispatchés rien compris aux structures argumentatives rien compris aux attentes théorie de la réception de mon départ fracassant
l’honnêteté est pour les filles pauvres
un défaut qui peut devenir mortel
Pierre Mac Orlan
[cité par Hubert Aquin
dans « L’écrivain dans notre société et face aux pouvoirs », Liberté, 13]
poésie trap
sorry I don’t have time for excuses
empathies rédhibitoires
mais, pour tout dire, j’ai mon voyage !!!!
Hubert Aquin, « L’écrivain dans notre société et face aux pouvoirs »,
Liberté, 13(2)
elles m’ont dit que je manquais de respect
quand ce sont elles qui nous policent
quand ce sont elles qui se targuent de dire vrai
j’essaie simplement de ne pas plier
de ne pas céder
so fuck ’em
I’mma get out of here
l’amplitude de mon inconfort
m’évincera
straight up to the door
paula abdul en beau tabarnak
millenial psychosis
je reviendrai comme un coup de feu
compulsive et dirigée
hotline bling distordue
avec un manuscrit dans ma sacoche
Il en faisait trop, parlait trop fort, intervenait à mauvais escient,
riait pour un rien, pour des choses bêtes, n’écoutait pas.
Se vexa tout à coup, disparut un bon moment
et reparu comme si de rien n’était. (…)
Les gens le fuyaient du regard et refusaient
ce qu’il leur donnait à voir jusque dans leur mimique,
c’était exagéré et inconvenant à leur goût, je le voyais bien
et me disais que ces imbéciles ne savaient rien,
ne comprenaient rien, qu’ils étaient mesquins sans le savoir,
et que c’était ça le pire,se croire tellement bien
alors qu’en réalité ils n’étaient que petits.
Karl Ove Knausgaård, Aux confins du monde
je sais
lire mieux qu’écrire
cracher mieux que boire
décrocher mieux que déposer
répéter mieux que retravailler
exposition exposure explicite expliquée
je planifie mes échecs pendant vos 5 à 7
extorquée
expulsée
opposée
à celles qui parlent pour nous
de nous
sans en être
sans y être
à ces « voix » qui confondent
nos fractures
pour les leurs
n’étant que foulées frôlées phony fêlées
life vs paper
scarification documentée
vs
radiographies d’ennui
poètes : A
incohérentes sur papier
attaquantes honorifiques
dans la vie
universitaires : D
doctorantes sur papier
étudiantes libres
dans la vie
il leur manque l’expérience de la domination subie,
l’étrangeté première à la culture savante, scolaire,
la conscience de son arbitraire,
l’épreuve de la violence symbolique.
Pierre Bergounioux, «Esquisse d’un idéal-type transversal: le bon garçon»,
dans Pierre Bourdieu L’insoumission en héritage,
sous la direction de Édouard Louis, p. 151.
laissez les maganées tranquilles
on va s’occuper toutes seules
comme d’habitude
en offusquant
l’intelligenstia poétique
en la faisant couler
en disant « on » au lieu d’ « elles »
des larmes fragiles des larmes d’échec
surprenantes larmes surprenantes réactions
cette fois nous ne sommes pas dans un séminaire
cette fois nous ne sommes pas dans un groupe de recherche
hors de vos murs vos lois ne s’appliquent plus
les lettres de recommandation ne servent plus à rien
ici on n’applaudit pas à la fin de la représentation
ici il n’y a pas de cadre de timing de note
ici il y a s’ouvrir et être prête à ouvrir
aux féministes en cartron en caltron
je préfère le duck tape pleasure tape rose
les transitions arides
et claires
à la figure fugace
manipulation théorique
anti-héroïque
je préfère le real talk
moyen des diminuées
arme des démunies
parfois des ivrognes notoires se rachetaient par un beau jardin cultivé entre deux cuites.
Annie Ernaux, La place
Montréal, 2 juin 2018
Saint-Pie-de-Guire, 14 septembre 2018