Emmanuel Finkiel, La Douleur, Les Films du Poisson, 2018, 127 minutes.
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De l’écriture
La Douleur, adaptation du texte éponyme de Marguerite Duras, met en scène la longue attente par celle-ci de son mari Robert Antelme (Emmanuel Bourdieu), déporté pour faits de résistance. Tandis qu’elle-même appartient au réseau dirigé par François Mitterrand, alias Morland (Grégoire Leprince-Ringuet), elle feint de se rapprocher d’un fonctionnaire collaborateur (Benoît Magimel, remarquable) afin de savoir où est son mari.
Tout commence ainsi : on ne sait pas quand on est, seul le lieu est clair, tandis que la silhouette qui s’y déplace semble se mouvoir à travers les années, à travers ses vies successives. À travers son moi vivant et son moi d’écriture surtout, ce dernier toujours contenu au sein de la scène, à la façon de la plus petite poupée russe, mais aussi en retrait, évoluant au-dessus des faits, de l’action, de l’immédiat. Sujet à la fois pleinement engagé et jamais tout à fait là, bien que puisant dans son vécu de quoi alimenter son réservoir personnel, cette « ombre interne » à partir de laquelle on écrit.
C’est un quadruple dédoublement que, gageure, Emmanuel Finkiel parvient à filmer : ce fossé ou ce trouble qui sépare Marguerite Duras, jeune auteure d’un premier roman tout récemment publié, de ce qu’elle rêve et espère (embrasser Robert Antelme intact à son retour, lui préparer du « vrai café ») ; qui sépare celle apparemment présente dans ce moment vécu de celle qui attend ; qui sépare celle d’alors de celle qui se souvient ; celle enfin qui vit le moment de celle qui l’écrit, se regardant évoluer au passé, emmagasinant l’expérience en train de s’accumuler, et écrivant sans se savoir écrire.
On connaît bien ces premières phrases de La Douleur par lesquelles le film, dans la voix off de Mélanie Thierry, s’inaugure également : « J’ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit. Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l’endroit, la gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. Quand l’aurais-je écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelle maison ? Je ne sais plus rien. Ce qui est sûr, évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant l’attente de Robert L. »
Le réalisateur restitue l’hypothèse que ce serait bien pendant l’attente de Robert Antelme que Marguerite Duras aurait tenu ce cahier. Que ce pendant était nécessairement troué par l’absence de Robert Antelme ; troublé par son attente, le sentiment même de l’attente, qui nous arrache à nous-même, nous absente, nous fausse jusqu’à un certain point, fausse le sentiment qu’on a de la vie ; altère notre positionnement dans le temps.
Du filmique
Finkiel, qui vient du documentaire, filme ainsi deux infilmables : le temps incertain et dilaté de l’attente et un texte comme La Douleur. Le premier : grâce à ses focales très longues et parfois très rapprochées, qui rendent les contours des silhouettes flous ou au contraire exhibent jusqu’au grain de la peau, au duvet délicat d’une joue de femme, grâce à ses arrière-plans feutrés qui fabriquent un bougé de la perception. Le second : en proposant, comme le disait Duras au sujet de la figure la plus mythique de son œuvre, Anne-Marie Stretter, une approximation de son personnage : par la lumineuse Delphine Seyrig, dans India Song, et ici, par la fabuleuse Mélanie Thierry, qui ne cherche à imiter personne mais qui, elle-même d’une présence pleine, habite chaque plan de l’espace filmé et la voix de lecture du texte. Curieusement, ingénieusement, Finkiel réussit ainsi à éviter l’écueil de la « reconstitution historique » tant décrié par Duras dans son propre cinéma.
Pour rendre à l’image même cette distance troublée entre les différentes modalités du soi, qui n’est jamais exhaustif à lui-même, tout entier complètement là, et à plus forte raison dans l’attente, le metteur en scène dédouble la figure de Duras entre la femme et l’auteure, de sorte qu’elle ne semble plus se déplacer dans les lieux mais dans le temps, à travers des allers et retours d’elle à elle, de l’individu ébranlé à la conscience agissante. Si bien que l’écrivain qui attend est par moments un paquet de nerfs, un corps chétif qu’il faut soigner car il ne pense plus à lui-même. Par là même, cette mise en scène souligne l’extraordinaire intelligence d’une femme pleinement consciente de son temps, de son époque, mue par un sentiment aigu de l’Histoire et de l’engagement.
De l’Histoire
Emmanuel Finkiel a enfin le mérite, par le choix des dialogues, de restituer la pensée politique de l’Histoire qui était celle de Duras, et qui est encore, à mon sens, à la fois pleinement d’actualité et largement sous-estimée. C’est alors que Marguerite Duras et Dionys Mascolo (Benjamin Biolay) feuillettent les journaux du jour que l’écrivain fait la synthèse cinglante de cette actualité éparpillée, comme elle le fera plus tard dans L’Été 80 et autres « papiers d’un jour ». C’est une réflexion particulièrement précoce (l’armistice vient à peine d’être signé) sur la mémoire telle qu’elle allait devenir ce grand champ de pacification institutionnelle : « On nie les déportés et les camps. Et puis on fait le deuil national de Roosevelt. Ça finira comme ça, dans l’oubli. » Ce « devoir de mémoire » dont le déploiement voire le financement paraissent parfois inversement proportionnels à son efficace, l’écrivain l’anticipe avec lucidité dès 1945.
Ce n’est d’ailleurs pas le moindre intérêt du film que de mettre en évidence cette période peu représentée de la Seconde Guerre Mondiale, parce que moins événementielle croit-on sans doute, ou parce que moins héroïque : celle de l’attente, du marasme de la fin, lorsque les camps sont libérés et leurs détenus jetés de force sur les routes ; lorsque ceux-ci meurent en nombre sur le chemin supposé de la liberté ; lorsque ces rescapés provisoires – au nombre desquels l’auteur futur de L’Espèce humaine – sont pour leurs proches, ignorant leurs circonstances, dans une indécision entre la vie et la mort.