SLĀV, un spectacle de Ex Machina; création : Robert Lepage et Betty Bonifassi; mise en scène : Robert Lepage ; Interprétation : Betty Bonifassi.
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Le spectacle SLĀV est né de la volonté d’offrir un regard sur l’histoire des chants d’esclaves. En grande passionnée de ce répertoire, Betty Bonifassi, chante avec un intérêt remarquable ces pièces depuis quelques années déjà, et offre avec SLĀV un voyage ponctué d’accents didactiques à travers l’histoire de cette culture musicale résultant de la douleur indicible de ces esclaves. La mise en scène de Robert Lepage accentue l’ancrage dans les divers horizons auxquels se rattachent les pans de cette mémoire. Si l’intention est noble (offrir un lieu de mémoire aux chants d’esclaves), le résultat se révèle par moments maladroit, gênant pour certains, blessant pour d’autres, et si le débat fait rage, c’est qu’il heurte spécifiquement là où la douleur s’est creusé un ravin des plus profonds : dans l’identité humiliée des descendants des esclaves qui sont à l’origine du matériel de la pièce.
D’où je parle, d’où je crée
Aborder l’histoire de groupes de personnes qui ont longtemps été soumis et maltraités de façon cruelle, c’est mettre en lumière la tragédie vécue et perpétuée, et cette lumière doit suivre les trajets qu’érodent encore les séquelles engendrées au sein des communautés opprimées. En tant que femme blanche de classe moyenne jouissant d’une éducation acceptable, j’écoute ces chants de douleur avec la distance de celle qui sait qu’elle ne l’a pas vécue, qui ne porte pas en son sang ni dans ses gênes les traces dévastatrices de cette domination. J’écoute et je suis troublée et profondément fascinée par la force, par la résilience qui émanent de ces chants, et que Betty Bonifassi et ses interprètes réussissent à transmettre à travers des interprétations senties et justes. La mémoire de ces chants mérite de vibrer sur scène et d’être entendue par tous, et les pièces musicales d’une grande partie des tableaux constituant SLĀV réussissent à en offrir un pan. Une partie seulement, car cette mémoire est portée ailleurs, sur d’autres scènes, dans d’autres lieux, au sein de cicatrices encore visibles sur et dans des corps qui ont des voix, des colères encore chaudes et, peut-être, un ras-le-bol, une patience validement limitée envers les injustices commises à leur égard. Cette histoire, s’il est évident qu’elle ne doit pas être oblitérée, mérite également d’être représentée et qu’on en témoigne dans le respect minutieux de ceux qui la portent dans leurs veines, à travers les stigmates toujours présents du racisme qui gangrène encore les rues des villes du monde, y compris Montréal.
La mise en scène de Robert Lepage découpe des espaces, des lieux qui prennent ancrage dans un imaginaire social défini par chaque tableau. Prenons l’un des premiers d’entre eux, qui se déroule dans une plantation de coton dans le sud des États-Unis : les personnages sont costumés des habits que portaient les femmes esclaves. La chanson est belle, le décor est à couper le souffle, mais je n’arrive pas à apprécier totalement la scène, parce que quelque chose cloche. Parce que des femmes blanches jouent, sans que j’arrive à me l’expliquer, des femmes esclaves. Comme l’exprimait cette semaine le rappeur et historien Webster, qui avait été approché à titre de consultant pour le spectacle : « Maintenant qu’une pièce à propos d’une expérience traumatique vécue par les Noirs en Amérique est mise sur pieds, ce sont des Blancs qui doivent avoir la majorité des rôles ? Voilà ainsi le problème exposé dans toute son entièreté : un manque de sensibilité flagrant et le pouvoir de s’arroger la trame narrative d’une communauté pour la raconter comme bon nous semble. Malheureusement, nous ne sommes que trop habitués à cette invisibilité. » J’essaie de réfléchir à ce que je vois, je tente de m’expliquer mon malaise. Je pense à Gershwin, qui déjà, dans les années 20, avait pris la précaution de préciser dans le libretto de son Opéra Porgy and Bess, dont l’action prend place dans un ghetto d’esclaves, que la totalité de la distribution et de la production de toutes les représentations du spectacle devait être afroaméricaine. Bien que j’admette au passage qu’il ne s’agit pas tout-à-fait de la même chose, désormais, lorsque mes yeux reviennent vers la scène, je n’arrive plus à m’y accrocher totalement.
Douleur profonde, sombre ironie
La volonté didactique de la pièce découle, j’en suis certaine, d’un souci d’éduquer ceux qui n’auraient pas l’occasion de connaître l’histoire de l’esclavage. Si cette volonté prend racine dans des intentions nobles et nécessaires, encore une fois, l’effet est plutôt raté. On met en scène Betty Bonifassi invitant une jeune femme noire à participer au spectacle : celle-ci (ou plutôt son personnage) ne connait rien, (elle expose d’ailleurs son ignorance à plusieurs moments dans la pièce) et c’est Bonifassi qui lui explique l’ethnomusicologie. Dans un autre tableau, une fille blanche de Limoilou lui fait un dessin (un dessin!) de sa lignée à elle, pour retracer un lointain ancêtre noir. Est-ce légitime de souligner cela? Était-ce vraiment nécessaire, lorsqu’il y a tant à dire? On se sent comme si l’histoire des blancs tirait sur la couverte de celle des peuples plus opprimés pour se réchauffer de ses chants, et de ces comparaisons résulte un grand malaise. Les esclaves irlandais sont ici traités sur un pied d’égalité avec les esclaves afroaméricains. Harriet Tubman, celle qu’on surnomme la Moïse du peuple noir, héroïne parmi les héroïnes, qui a aidé de nombreux esclaves à fuir le sud pour s’affranchir, est jouée par une femme blanche. De nombreux détails accrochent, et finissent par accentuer notre inconfort.
Pour réparer l’histoire
Dans presque tous les cas où l’on apprend quelque chose sur l’histoire de l’esclavage, ce sont des blanches qui se retrouvent à expliquer la chose à des noires passives : à un certain moment, l’une d’entre elles tient littéralement la lumière pour éclairer celle qui parle. L’implication métaphorique de cette image est difficile à justifier. Existait-il d’autres façons d’exposer l’information sans que les procédés didactiques reposent sur l’ignorance de ce personnage noir, alors qu’on expose l’histoire de ses ancêtres ? Il s’agit pourtant du travail que doit effectuer un metteur en scène : partir de l’intention, évaluer le résultat, trouver des solutions. De la part d’un homme aussi respectable et talentueux que Robert Lepage, on ne peut qu’être déçu des ratages de cette mise-en-scène qu’il avait pourtant les moyens intellectuels d’éviter ou de réparer. Il en va de la même déception quant aux discours entourant la querelle : les opinions fusent de toutes parts. Certaines sont nuancées, d’autres sont empreintes d’une colère qu’on comprend et qu’on peut ou non justifier. Au final, on réalise le manque cruel d’écoute, de réflexion profonde et sincère. Tant que les camps divers feront la sourde oreille, les chants des esclaves seront enterrés sous le brouhaha d’une discorde insoluble, et la colère continuera d’être ignorée.
crédits photos : Charles Ratte.