Julia Posca, Le manifeste des parvenus. Le think big des pense-petit, Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2018, 150 p.
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À lire Le manifeste des parvenus de Julia Posca, on s’étonne de deux choses, intimement liées cependant : d’abord, que le discours que fait vrombir l’essayiste nous soit si familier, comme si vraiment elle se contentait de transcrire un air du temps ; ensuite, que ce discours nous paraisse si clairement bête, niais, frauduleux. N’avançons pas davantage avant d’avoir défini précisément ce qu’est ce discours et ce que nous sommes.
Le discours
Dans la première partie de son essai, Posca déplie, avec une ironie de bon entendeur, la rhétorique entrepreneuriale, libéralo-capitaliste, qui traverse les médias québécois. Pour ce faire, elle énonce six commandements présidant cette pensée. « L’argent, tu honoreras », « À plus petit que toi, tu ne t’intéresseras pas », « Une économie de dirigeants, tu bâtiras », « Par l’impôt, tu ne te laisseras pas dérober », « Le Bien, tu convoiteras », « La réalité de la vie, c’est l’entreprise privée ». Ces principes ainsi énoncés n’échappent pas au ridicule. Et justement, en les dépliant, l’essayiste sait montrer leurs apories et autres fondements douteux. Pour ce faire, les formules satiriques fouettent volontiers. À propos des seuils d’imposition sans cesse revus à la baisse pour les grandes fortunes et les entreprises, par exemple, elle écrit : « D’un psychodrame à l’autre, l’élite économique remet les pendules à l’heure : pour qu’un pays progresse, il ne faut surtout pas demander à une minorité de privilégiés de mieux partager la richesse qu’ils accaparent ; c’est à la société de s’adapter aux angoisses de ceux qui osent, contre vents et marées, être mieux nantis que la moyenne des ours. » De même, devant les ambitions de Philippe Couillard à mettre « l’accent sur l’économie » pour faciliter cette « économie de dirigeants », Posca ironisera : « Par là, il fallait entendre l’art de ne rien faire pour éviter de contrarier la caste des parvenus et ériger cette apathie placide en une science complexe. » Pressant le discours néolibéral, elle en fait couler l’épaisse absurdité.
Les penseurs de cette économie de parvenus sont abondamment cités, rarement sous leur meilleur jour : les discours d’Alain Dubuc, de Pierre-Yves McSween, de Richard Martineau et autres dirigeants d’entreprises et présidents de chambres de commerces sont mis à nu. Julia Posca présente aussitôt les saillances de leurs contradictions. L’effet est carnavalisant. Nous avons notre revanche.
Nous
Le problème de tout essai de cette nature tient inévitablement à son énonciataire. S’il ne fait pas de doute que Pierre-Yves McSween s’adresse « à la moyenne des ours », comme les chroniqueurs polyvalents du Journal de Montréal ou de La Presse, il appert qu’ici, convaincre le lambda ne fait pas partie de la formule ; on entretient plutôt une constante complicité avec un lecteur déjà convaincu. L’ironie mordante y est pour beaucoup dans ce mécanisme, permettant de fédérer une communauté d’alliés, de sympathisants. La réalité éditoriale fait le reste.
On peut tirer deux remarques de ce constat. La première concerne la visée du livre : manifeste, le projet ne l’est que sous le mode de la parodie. En se présentant comme Manifeste des parvenus, le livre de Posca travaille à révéler une idéologie informe, rampante et néanmoins prolixe qui macule les médias québécois ; prêtant son écriture à l’adversaire, elle ne peut, ce faisant, que révéler les failles de ses principes, anéantir sa rhétorique. L’essai s’avère en cela agonique, en ce sens qu’il cherche moins à informer qu’à contredire. À la différence d’un essai comme celui de Patrick Turmel et David Robichaud, La juste part (2012), on ne se prête que peu à la pédagogie, se plaçant d’emblée, dirait-on, un pas plus loin.
Mais comme libérée de cette nécessaire mission civilisatrice du discours de la gauche, l’écriture de Julia Posca devient véritablement jubilatoire. Dans la deuxième partie du livre, elle tire quatre leçons des commandements de la droite parvenue ; elle ne se contente alors plus de la sémillante moquerie, elle entre en indignation. Devant le discours de reproches adressé aux salariés qui ne savent pas prendre des risques pour devenir de vrais rentiers ou de preux entrepreneurs, devant le reproche pointant sentencieusement l’ignorance de ce même salarié qui, s’il y mettait un effort, pourrait devenir riche, Posca renverse la valeur du mot risque. Il n’est plus productif pour le commun, mais morbide : « C’est la condition salariale elle-même qui tend à devenir plus risquée : risque de gagner un salaire insuffisant, risque de se surmener, risque que l’entreprise ferme, risque que son poste soit coupé, risque de dépenser au-delà de ses futurs revenus, risque de devoir se plier à la volonté du premier donneur d’ouvrage à défaut de sombrer dans la pauvreté et l’exclusion, etc. Les salariés ne peuvent pas prendre des risques, ils ne font que les subir. »
Nous montrer le discours
Voilà où mène le « capitalisme flexible » pour le travailleur moyen. Sur l’illusion méritocratique dont se gorgent les « nés riches » tel Jacques Villeneuve décrétant la « fin de la récréation » durant le printemps 2012, elle rétorque efficacement : « Un homme né avec une cuillère d’argent dans la bouche qui, parce qu’il attribue l’importance de sa fortune à la hauteur de ses efforts, se permet de cracher sur quiconque rappelle à sa conscience que seuls ceux qui ont tout peuvent croire qu’ils n’ont besoin de personne. » Dans ce livre de Julia Posca, l’art du renversement de la doxa est maîtrisé avec virtuosité.
Le manifeste des parvenus ne tente pas de nous convaincre de la fraude de ce discours néolibéral : nous le sommes déjà. Ce livre cristallise néanmoins une opposition, permet une catharsis des idées, une communauté de résistants ; le temps de la lecture, nous nous plaisons à être « du bon bord ». Il faut ajouter que jamais on ne se contente de tresser un homme de paille, d’inventer des monstres à occire ; il n’y a pas de Don Quichotte chez Julia Posca, la résistance indignée n’est pas détachée de la réalité. Et voilà sans doute ce que réussit le mieux ce livre : nous rendre tangible un ennemi de la société, nous le faire voir, sublime moloch qui, hégémoniquement, taille le « gros bon sens ». Peut-être qu’en effet, devant une menace si évidente, la pédagogie est inutile.