Catherine Ocelot, La vie d’artiste, Montréal, Mécanique générale, 2018, 208 p.
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Si l’artiste est un drôle d’oiseau, son plumage ne l’empêche pas de prendre souvent des coups. C’est en tout cas de cette manière que le représente Catherine Ocelot dans La vie d’artiste, troisième album de la bédéiste. On y retrouve le style affirmé de Talk Show (2016) ; des scènes centrées sur les personnages, avec peu de décors, et des dialogues imposants. Souvent, les bulles se superposent les unes aux autres sur toute la hauteur de la page, si bien que la parole semble littéralement écraser les protagonistes, comme dans le chapitre d’ouverture où le discours institutionnel et maladroit d’un recteur vient remplir tout l’espace ouvert de la piscine extérieure où Catherine Ocelot se prélasse avec sa fille.
Le dialogue ne domine d’ailleurs pas que l’espace de la page : il est aussi au centre de la thématique du livre puisque Catherine Ocelot reprend le procédé de l’interview développé dans Talk Show, où un ours questionnait des stars. Mais c’est elle qui enfile cette fois les habits de l’intervieweuse dans une autofiction où la narratrice part à la rencontre d’artistes comme Natacha Clitandre, Daphnée B., Julie Delporte ou Micheline Lanctôt pour enquêter sur leurs conditions de vie et de création.
Tomber des arbres
Dès les premières scènes, on se moque avec une certaine causticité de l’artiste, de ses travers ou sa maladresse. Mais le ton n’est pas caricatural et se distingue de celui d’œuvres comme le film primé The Square, qui égratignait le milieu de l’art contemporain en se moquant de ceux qui le diffusent ou le consomment : des bobos avides de sensations fortes, à condition qu’elles soient nourries de bons sentiments. Peut-être, déjà, parce que Catherine Ocelot pose un regard intérieur sur l’artiste. Mais surtout, parce qu’elle ne s’intéresse pas aux espaces de production ni de réception de l’art. Elle nous fait entrer dans les coulisses de la création et de l’épreuve de force que représente une telle vie. Elle aborde ce qui, dans les conditions de vie de l’artiste, peut empêcher, mais aussi nourrir, le travail de ce dernier.
La maternité, le doute, l’ambition, le narcissisme, la jalousie sont évoqués avec beaucoup de finesse, en sortant d’une vision binaire qui voudrait que le narcissisme ou le manque de confiance en soi soient des défauts, et que le premier garantisse le succès alors que le second mène l’artiste à sa perte.
La succession des chapitres construit une sorte de récit d’apprentissage où chaque entrevue devient une épreuve de laquelle l’héroïne sort vaincue, qu’elle tente de se hisser en haut d’un arbre, de vendre son projet à son éditeur, ou de développer une posture théorique qui permette qu’on prenne au sérieux sa démarche intimiste. Mais le but de l’épreuve n’est peut-être pas tant de réussir sa vie d’artiste que simplement de résister à son âpreté et aux combats qu’elle exige.
Qui ça «ils» ?
«Ils m’auront pas !! Ils m’auront pas. Ça fait assez d’années que j’suis là, je me suis assez battue, ils m’auront pas», crie Micheline Lanctôt en oiseau furieux dans la piscine municipale « Je me suis fait refuser un projet, il y a quelques semaines. Et ça passe pas… J’y arrive pas. Cette fois-ci, c’est encore plus difficile que les autres… je vais peut-être arrêter complètement…», continue-t-elle. Dans cette lutte, il y a un peu de l’ironie de Grande École, où Clément de Gaulejac en faux candide multipliait dessins et anecdotes pour montrer les relations de pouvoir qui interviennent dans la rencontre entre l’apprenti artiste et l’institution.
«Peu importe la forme d’art, on mène toujours des luttes… Des luttes militantes, à caractère politique, des luttes avec soi-même, avec ses propres doutes, avec les intermédiaires entre nous et le public, et les critiques, les journalistes, les médias…» Ce qui n’empêche pas chaque artiste de perdre des plumes. D’ailleurs, dans le second chapitre, si Natacha Clitandre se révèle maîtresse dans l’art de grimper aux arbres, Catherine Ocelot a du mal à garder l’équilibre. Parce qu’elle veut aller trop haut ? Parce qu’elle ne croit pas être une véritable artiste ? Parce qu’elle n’a pas de posture théorique assez solide ? Et alors, peut-on se réjouir de l’ascension des autres même si on est tombé de l’arbre ?
Dans La vie d’artiste, on comprend au fil des scènes que si les personnages sont représentés avec des hauts de corps d’oiseaux, c’est peut-être pour s’en recouvrir comme d’une «persona», pour se protéger des autres mais aussi d’eux-mêmes, et de la vie quotidienne : un enfant, une mère, une tâche domestique, un amant.
Maintenir l’équilibre
Le lecteur, dans tout ça, retire autant de plaisir de la fluidité des dessins, dont le mouvement est donné en quelques traits, que de l’intelligence des dialogues. Ce sont d’ailleurs souvent ces derniers qui font avancer une situation vers sa chute inévitable. L’ironie et l’autodérision permettent de faire exister sans jamais le dire explicitement ce qu’il y a d’héroïque et de risible dans la posture d’artiste. Ils laissent deviner aussi, comme dans Talk Show, les ratés de la communication, les confidences qui ne sont pas – ou mal – écoutées, car chacun semble trop enseveli sous ses propres luttes pour pouvoir faire autre chose pour les autres que les regarder tomber.