Notre bibliothèque, un spectacle de Christian Lapointe au théâtre de Quat’Sous (Montréal) présenté jusqu’au 26 janvier.
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Une pile de livres est un chaos majestueux. Des gens, des auteurs, des années, des époques, des styles s’entrecroisent dans un amalgame parfaitement imprécis de ce que la littérature peut être. À l’invitation du théâtre de Quat’Sous et de Christian Lapointe, les habitants du quartier étaient appelés à faire don de quelques livres dans des boîtes mises à leurs dispositions autour de l’établissement. L’idée est simple : convier le public lors de trois cabarets consécutifs de trois heures où, en alternance, des comédiens viennent prendre place sur la scène pour piger à leur guise dans cet immense monticule de livres puis s’aventurer dans une lecture à vue, devant public. Le pari est risqué, on doit en convenir, mais pour cette raison tout aussi grisant. Notre bibliothèque est une expérience commune, une soirée où, verre de vin à la main, on pige au hasard des livres pour s’esclaffer d’un passage ou s’en remémorer un autre.
Dans cette première mouture, les lecteurs invités étaient (dans l’ordre) : Sarah Berthiaume, François-Édouard Bernier, Fabien Cloutier, Elkhana Talbi, Alain Farah et Antoine Laprise. La soirée commence donc avec Sarah Berthiaume, qui tombe sous le charme du titre de l’un des premiers livres qu’elle aperçoit : Satan. On y raconte la psychothérapie et la guérison de Jeremy Leven par l’infortuné Dr Kassler (après quelques recherches, il semblerait que l’auteur soit le scénariste derrière les adaptions cinématographiques de The Notebook de Nicholas Sparks ainsi que de The Time Traveller’s Wife d’Audrey Niffenegger). Dès la deuxième page, à la grande surprise de la lectrice, elle nous décrit d’abord une scène de fellation, puis de viol. Le contenu, qui se voulait sans doute au départ cru, choquant ou mélodramatique, est écrit dans un style si terrible et risible qu’il n’a pas manqué de faire pouffer la salle d’un bon rire. Une fois lassée, la dramaturge s’est risquée à la lecture de Venir au monde, la plus récente pièce d’Anne-Marie Olivier. Trop touchée par la prose de l’auteure, elle a rapidement préféré changer pour y aller d’un mash up entre un roman Harlequin et La maladie de la mort de Marguerite Duras. L’idée, d’abord folle, devient brillante tellement elle démontre avec intelligence l’importance d’un style et d’une maîtrise de la langue lorsqu’on aborde des sujets milles fois traités. Bien que personne dans la salle ne doutait du talent de Duras, cette lecture en courtepointe a su démontrer toute la force de frappe de l’auteure. Après cette première demi-heure, la salle était charmée.
On pourrait continuer longuement à raconter la soirée, de la lecture du manifeste du FLQ par Fabien Cloutier, tout comme ses interprétations de Molière et d’Euripide, à la lecture de Carrie de Stephen King dans un français international par François-Édouard Bernier, sans oublier la sublime Marie Brassard et ses anecdotes sur Jean-Pierre Ronfard à sa lecture de Vie et mort du roi boiteux, qu’elle entrecoupait d’extrait de L’amélanchier de Jacques Ferron. Mais se perdre dans ce genre de logorrhée descriptive reviendrait à passer à côté de l’essence de la proposition du théâtre et de Lapointe. Car au-delà d’un happening littéraire, d’une soirée sympathique, il y a là une rencontre entre des voix et des textes. On y voit des choix qui peuvent bien sûr être faits par malice, de façon pernicieuse, comme lorsqu’un Fabien Cloutier nous lit un livre de croissance personnelle ou lorsque François-Édouard Bernier pioche dans une biographie de Marylin Monroe. N’en demeure pas moins que plusieurs ont cherché (parfois longtemps !) des textes dans lesquels ils désiraient s’abandonner, comme des extraits du Survenant de Germaine Guèvremont ou encore, lors de la deuxième soirée de l’évènement, des textes d’Evelyne de la Chenelière et de Michel-Marc Bouchard, qui ont été lus avec l’amour sincère que les lecteurs portaient aux auteurs. On s’en voudrait de taire l’apport non négligeable des deux musiciens improvisateurs (Stéphane Caron et Frédérick Desroches), qui restent sur scène les quatre heures durant et parviennent aussi à faire lever la salle. On se souviendra des rythmes cubains demandés par Marcel Pomerlo, ou de leur reprise de Parole, parole de Dalida, entamée alors qu’Émilie Bibeau est plongée dans la lecture d’une biographique de cette grande chanteuse.
Ce genre de soirée repose sur un équilibre fin entre dérision et émotion, alors que les facteurs de l’un comme de l’autre sont complètement aléatoires. Bien sûr, c’est la même chose pour toute proposition théâtrale ; son efficacité repose, au fond, sur si peu de choses. Mais ici, avec la liberté un peu folle du projet de Christian Lapointe, Notre bibliothèque extrapole ces facteurs et le tout fonctionne principalement parce que tant les lecteurs que les spectateurs ont, le temps d’une soirée, un goût du risque commun. Les lecteurs choisissant au gré de leur instinct les titres qu’ils liront devant un public ouvert tant aux cabotinages qu’aux anecdotes, le résultat est à la fois littéraire, drôle, humain et brillant. À mi-chemin entre la fête et la soirée entre amis, Notre bibliothèque est une réunion par les livres et pour les livres, où les mots et les êtres se rencontrent sur le mode du hasard (plutôt que du hasardeux, comme on aurait pu le craindre) et de l’accidentel.
crédits photos : Valérie Remise