Pareil pas pareil

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Glengarry Glen Ross, mise en scène et adaptation : Brigitte Poupart ; texte : David Mamet ; interprétation : Micheline Lanctôt, Louise Bombardier, Isabelle Miquelon, Guillermina Kerwin, Marilyn Castonguay, Léa Simard et Geneviève Laroche. Présenté à l’Usine C (Montréal) du 3 au 13 mai 2017.

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Alors qu’en janvier dernier naissait le mouvement Femmes pour l’équité en théâtre et qu’en ce moment le milieu culturel, notamment le Conseil québécois du théâtre, se mobilise pour l’obtention de financement décent auprès du CALQ, la version de Glengarry Glen Ross avec une distribution entièrement féminine ne tombe pas seulement à point, elle est un évènement politique en soi. Écrite dans les années 80 et portée au grand écran en 1992, la pièce de David Mamet expose un univers exclusivement masculin cerné par la cruauté inhérente au néo-libéralisme. La metteure en scène Brigitte Poupart soutient pourtant que ce texte est entièrement transposable à la réalité des femmes d’aujourd’hui, mais l’exercice qu’elle propose pour dix petits jours à l’Usine C soulève d’autres questions, au-delà de la démonstration.

L’adaptation du texte est étonnamment simple : la traduction d’Enrica Boucher verse dans un québécois « enjoualé », très crédible, facile en bouche, le vocabulaire a été féminisé lorsque nécessaire mais les noms propres anglophones ont été conservés. Sans plus. Ainsi Leven, Roma, Moss, Aaronow et Williamson, quatre vendeurs immobiliers et leur gérant de bureau, sont incarnés respectivement par Micheline Lanctôt, Guillerma Kerwin, Isabelle Miquelon, Louise Bombardier et Marilyn Castonguay. Elles vendent à partir de listes d’acheteurs potentiels distribuées par Williamson, qui remet les listes les plus prometteuses aux meilleures agentes. Or, une nouvelle directive tombe des grands patrons : seules les deux vendeuses au sommet des ventes conserveront leur emploi à la fin du mois. Elles ne sont plus jeunes, la pression est énorme et tous les coups sont permis, ou presque. La situation est crédible en 2017, les femmes sont assujetties aux mêmes contraintes que les hommes sur le marché du travail, compétitivité et obligation de performance incluses.

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La scénographie de Geneviève Lizotte est dépouillée, Poupart souhaitant accorder toute la place au texte. Tapis gris de bureau, chaises de bureaux identiques, néons et plante en plastique, tout y est froid, neutre, et aussi banal. Ce décor sert l’argument de la metteure en scène, à l’effet que c’est le monde qui fait les êtres et non le contraire, une perspective des plus objectifiantes. Des femmes dans les mêmes conditions socio-économiques que les hommes reproduisent les mêmes comportements. L’agressivité, la rapidité, l’ambition, la virilité ne sont pas des caractéristiques masculines, elles sont des traits de caractères socialement et historiquement permises aux hommes. Parlant fort, livrant le texte à la perfection et à haut débit, les comédiennes poussent leur interprétation en ce sens de manière bien assumée, approchant le stéréotype mais non la caricature. Micheline Lanctôt joue beaucoup plus en intériorité et Louise Bombardier est excellente avec une partition comique, mais il est évident que Poupart a dirigé la distribution afin d’éviter toute sensiblerie, émotivité, épanchement, hystérie ou approche intimiste, soit les clichés trop souvent attribués à l’essence féminine. Et la force de l’interprétation est palpable et convaincante.

En fait, il ne demeure que les mêmes postures de domination et de soumission, les mêmes jeux de pouvoir que dans le texte original. L’exercice semble démontrer que le système néo-libéral nous harasse et enchaîne de manière identique, que c’est cet ordre qui fait loi jusqu’à neutraliser le genre. Qu’aujourd’hui, hommes et femmes, c’est idem, que nous sommes tous pareils – dans l’esclavage. Vraiment ?

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Traduction masculin-féminin

Si les interprètes ont porté sans faille la même énergie que l’exigeait la pièce avec ses comédiens masculins, sans transformer la trame, les mots du texte ont-ils le même sens lorsque prononcés par elles ? Les personnages ne sont pas présentés et arrivent sans passé sauf pour leurs derniers chiffres de vente, l’auteur ayant placé toute l’articulation psychologique dans la finesse des dialogues. Une psychologie assez macho, avec toutes les injonctions d’être un gagnant, un soutien de famille, de montrer sa force par une grosse voiture, qui ont pesé sur l’homme moderne. Lorsque le personnage de Roma fait un long discours pour attraper un client dans un bar, il ne lui parle pas de vente mais déploie une réflexion qui pique en douce les peurs qu’on retrouve dans la crise de la quarantaine : la morale est relative, à quoi sert-il de faire attention, de s’inquiéter de faire le bien, la vraie question est As-tu vécu, As-tu su saisir ce monde qui t’était promis ? Cette question n’est-elle pas particulièrement masculine ? Historiquement en Occident, le monde a été rarement promis aux femmes, ou depuis peu seulement, et celles-ci ont longtemps été élevées dans l’idée de la crainte et du devoir de servir. C’est entre autres par la lutte sociale et le militantisme qu’elles ont pu espérer autre chose qu’un Sois prudente et gentille, ou Sois belle et tais-toi.

Prononcée entre deux femmes, est-ce que la tirade de Roma, par exemple, a la même signification, la même puissance, le même impact ? Si rien n’a été changé au texte, la version de Poupart a toutefois effectué un déplacement dans l’incarnation des personnages, en les typant à gros traits, et en donnant une version queer de certaines d’entre elles. Quand Roma, désormais en butch, parle d’opportunités avec sa cliente potentielle, n’est-elle pas en fait en train de lui faire des propositions d’un autre ordre, sous-entendues sexuelles ? Est-ce que la crise existentielle de la femme ne se résume qu’à la sexualité ? Ne peut-elle pas avoir peur de mourir aussi ? N’aurait-il pas fallu traduire autrement les mots, au-delà de la langue, afin qu’ils transmettent un sens similaire, pour elles ? Si nous sommes toutes et tous des constructions sociales, n’y a-t-il pas un parcours, une structure historique genrée à examiner de près également, au moins ? Dans tous les cas, les nuances de cette adaptation ne sont pas les mêmes que celles que Mamet proposait au départ.

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Ainsi, ce Glengarry Glen Ross offre d’autres lectures féministes, par un sous-texte qui passe notamment par les corps. Dans l’affrontement entre Williamson, devenue une image du post-féminisme entre objet sexuel et dominatrice, et Leven, « La Machine » à la vieille méthode, qui plus est interprétée par Lanctôt qui est un modèle pour plusieurs féministes, difficile de ne pas voir les différentes postures des femmes contemporaines, surtout dans des échanges intergénérationnels. Avec cette vision quasi dystopique de l’égalité homme-femme, la remise en question du féminin en soi et sa sous-jacente analyse de l’évolution du féminisme dans le néo-libéralisme, cette version unique de la pièce porte des interrogations extrêmement pertinentes, malgré et avec ses imperfections. N’est-ce pas de cette manière que le théâtre peut éviter le piège du succès et du convenu à tout prix pour des raisons commerciales, de la provocation soft et à la mode, et retrouver son rôle parmi nous ? 

crédit photos : Laurence Hervieux-Gosselin

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