15 X LA NUIT, concept : Paul-André Fortier et Diane Boucher ; chorégraphe : Paul-André Fortier ; interprète : Wang Naishi ; assistante : Ginelle Chagnon. Présenté par l’Agora de la danse à la Place des Festivals du 22 avril au 6 mai.
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Tout doit finir par y passer dans la rue. Y a qu’elle qui compte. Rien à dire.
Elle nous attend, la rue, pas un, pas deux, pas trois, mais tous.
– Louis-Ferdinand Céline
Quand il écrivit cette phrase, Céline était déjà fou de danse. Chaque fois qu’il évoque les « fariboles chorégraphiques et déhanchements musicaux et violentes tambourinades » dans son roman parisien, c’est comme vu de la rue, à travers la vitre. Le spectacle à l’intérieur est grotesque ; dehors, au contraire, les hommes circulent entre les morts, qui vadrouillent à l’aise sans être inquiétés. Dehors, on n’a rien à cacher, on est tous ensemble à partager un petit goût d’éternité.
Un peu plus loin, Céline écrit encore : « Être seul c’est s’entrainer à la mort ». Être seul dehors, c’est savoir qu’il y a encore des environs, des berges, des rives, et des voix mélangées, des chiens errants, des moteurs qui tournent. « Léon tu te fatigues », disait Madelon, « c’est pas la peine de t’exciter », car il pourrait bien faire orage et tomber des cordes, ou neiger, ou venter, ou faire beau, il y aura des gens dehors, de passage, arrêtés, intrigués, insensibles ou pas, se dirigeant vers les bars, les bordels, les maisons, et même déversés par le métro.
15 X LA NUIT, de Paul-André Fortier, campe sur une belle esplanade carrée, ouverte, flanquée d’une volée de marches en pente vers la ville. C’est une troisième incarnation pour cette pièce et la première fois qu’elle est dansée à Montréal. Après Simon Courchel, qui l’a interprétée dans le Val-de-Marne, à Poitiers et à Vancouver, et Manuel Roque, au Japon, voici le danseur torontois né en Chine, Wang Naishi, âgé de 29 ans, qui endosse ce solo nocturne en défiant les conditions du ciel.
Pas la peine de s’exciter. Il est seul et il danse à la mort. Aux passants. Au public. Aux sans-abris et errants. Aux noctambules. Aux amis de la danse. Entre les tours qui donnent à la ville un air de théâtre à ciel ouvert, tant les projecteurs forcent le décor, l’espace urbain est dessiné pour que la majesté des gratte-ciels encadre les furies humaines, leurs forêts de désirs, leurs songes incompris, et que la population entière s’y tienne tranquille. Mais un soir de 1er mai, fête des travailleurs, l’espace de la rue appartient aux manifestants anticapitalistes. Un ballet d’autos de police se déroule en contre-bas, sous la pluie diluvienne, tandis que Wang Naishi a commencé de danser.
Pérégrinations
En ce soir d’orage déchaîné, Wang danse imperturbablement dans un imperméable qui ruissèle. Le sol luisant réverbère et fait miroir, dans une magie d’éclairages noyés et diffractés. Il aborde la chorégraphie comme un tableau complet, exécutant miraculeusement les pas sans glisser. Ce danseur aguerri et expert, tant du ballet classique que d’autres genres, a endossé l’écriture chorégraphique de Fortier, son formalisme rythmé, sa ponctuation en phrases qui s’éteignent et repartent, géométriques, ornées de tours rapides et méticuleusement soignées.
Les mains se posent sur des coussins d’air, les chevilles délicates virevoltent, et le visage résiste aux assauts du climat ingrat. Le fond de scène est un rideau de pluie, où se dessine le Musée d’art contemporain. Tout est ligne droite, angles et parallèles, la danse comme le cadre, et lorsque le danseur ploie, plie, assouplit sa démarche rapide et centrée, lorsque son état de marche dansée, où tout le corps est mobilisé, se fait plus pudique, plus relâché, alors on se dit qu’il n’y a pas de danse mineure. Nul besoin d’histoire, de scène, ni d’objet. Ce serait un avion qui se pose, un bateau qui sort pour la première fois de cale sèche ou une fleur de papier pliée qui s’étend sur l’eau, c’est simplement 30 minutes d’innocente invention d’un solo.
En regardant ce 15 X LA NUIT, on se rappelle le 30 X 30 de Fortier, rite de danse méditative et volontaire qu’il dispensa de par le monde, par tous les temps, les décalages culturels et horaires, et les saisons. Un exploit. Le carré qu’il investissait alors à Montréal n’existe plus ; la ville a fait peau neuve, rajeunie, dynamisée ; mais les errants y côtoient toujours ces artistes qui, sans trace et sans bruit, sans effet ni machinerie, investissent les ténèbres pour qu’y dégringole la nuit. Ce qui s’y passe est un rêve insolite, un défi aux fantômes délavés, gavés de vent entre des parapluies.
crédsit photos : Xavier Curnillon