Nicholas Giguère, Queues, Montréal, Hamac, 2017, 112 p.
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out
out of the blue
out of order
out of the system
en dehors de toute définition
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Nicholas Giguère, « Nomenclature », Spirale [en ligne], 24 mars 2017.
La catégorisation est un problème endémique de la recherche en sciences sociales. Si nous savons que les nomenclatures et autres typologies initient un biais en ce qu’elles sont datées sur le plan sociohistorique, qu’elles reconstruisent de façon souvent caricaturale le trait ou la culture qu’ils veulent identifier et qu’elles sont à même d’être mises à mal par l’objet qu’elles visent à reconstruire
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Alex Gillespie, Caroline S. Howarth et Flora Cornish, « Four problems for researchers using social categories », Culture & Psychology, vol. 18, n° 3, 2012, p. 391-402.
, et si nous savons qu’elles ne survivent que jusqu’à la prochaine étude de cas, nous y référons toutefois constamment. Dans l’optique où, comme le soutiennent plusieurs sémioticiens, « la nomination est portée par des énoncés d’assertion d’existence
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François Leimdorfer, « Le pouvoir de nommer et le discours juridique : deux exemples d’acte de la parole en droit », Sociétés contemporaines, vol. 18, n° 1, 1994, p. 150.
», je puis désormais comprendre l’inconfort que je ressens lorsqu’il est question de la « culture gay ».
Certaines étiquettes ont évidemment le mérite d’être pratiquement exemptes d’ambiguïté. Être un power bottom laisse fort peu de doutes subsister quant à la pratique mais, comme le souligne le texte dont est issu la citation en exergue, même le terme gay n’est pas si clair, puisqu’il procède d’une identification à une orientation genrée et peut s’emmêler avec les sentiments de plusieurs qui se définissent comme bisexuel, bi-curieux et queer, voire avec les stéréotypes en demeure.
Aussi le problème que j’ai avec l’idée d’une « culture gay » m’a-t-il été révélé, plus précisément, par Queues, le fracassant premier recueil de Nicholas Giguère :
toujours cette image
dégueulasse
de l’homosexualité
aseptisée
contrôlée et approuvée par le CRTC
parce que la société
est plus ouverte
tolérante
Il est vrai que les éléments traditionnellement associés à la culture homosexuelle (drapeau, parade, saunas, cinémas) sont loin de faire l’unanimité, puisqu’ils tendent vers le cliché. L’image médiatique de la « communauté gay » oscille conséquemment entre deux tendances : la caricature et la normalisation, laquelle est représentée par la famille nucléaire jugée classique, hormis le fait que le couple soit composé de deux individus du même sexe
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Pierre-Luc Landry, « Contre Neil Patrick Harris ou Pourquoi je refuse de me marier et pourquoi je suis en colère contre la télévision », Françoise Stéréo [en ligne], n° 1, 22 juin 2014.
. Vous êtes l’Autre ou vous êtes comme nous, ce qui justifie le mal-être fluctuant de l’énonciateur du recueil. Car selon lui, s’il était auparavant question de tolérance, où « on tolère la margarine à défaut du beurre » (Q, 59), nous sommes désormais à l’ère de l’acceptation, comme si le geste demandait un investissement de l’autre parti.
Bourdieu disait à cet effet que « si l’héritage hérite l’héritier […] le patrimoine parvient à s’approprier des possesseurs à la fois disposés et aptes à entrer dans la relation d’appropriation
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Pierre Bourdieu, « L’invention de la vie artiste », Actes de la recherche en sciences sociales,vol. 1, n° 2, 1975, p. 70.
». Le rapport y est d’ores et déjà descendant, en ce que celui qui doit être légitimé doit s’immiscer dans les relations hétérosexuelles traditionnelles décriées à la négative par le poète. En d’autres termes, celui qui accepte d’être fiché comme « homosexuel » se voit assimilé à l’héritage conceptuel de la « culture gay » et, par extension, aux poncifs qui s’y rapportent. À l’inverse, s’il veut s’intégrer à la société ou minimiser l’appariement à cette culture factice, il doit adopter un mode de vie qui puisse répondre de la logique hétérosexuelle cis-genre et tarir tout élément qui puisse indiquer une dissonance, bref toute divulgation à connotation sexuelle. Ce serait pour cette raison « qu’il faut encore se cacher dans les toilettes / pour baiser » en raison de « l’ostie de tolérance à marde ».
Pour un « bas matérialisme
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Georges Bataille, « Le bas matérialisme et la gnose », Documents, vol. 2, n° 1, 1930, p. 1-8.
»
Plusieurs éléments de vocabulaires plus crus, dont « marde », « sperme », ou les descriptions à teneur sexuelle, qui suggèrent un matérialisme à la Georges Bataille, ont fait cheminer mon raisonnement. Car si quelques parutions récentes, pour ne pas mentionner La fin de l’homosexualité et le dernier gay
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Éric Duhaime, La fin de l’homosexualité et le dernier gay, Montréal, Éditions de l’Homme, 2017.
, capitalisent à même l’essentialisation d’un terme indéfini, Queues synthétise mon ambivalence en une strophe :
le goût de tout risquer son corps sa vie
pour une baise
une minute
une fraction de seconde
où nos deux corps se rencontrent et se rencontrent pas
c’est fascinant et terrifiant
j’aspire toujours à la tendresse de la mort
insouciant cheveux au vent
L’homosexualité et, plus avant, les queers, révèle Marie-Pierre Boucher, dévoilent l’arbitraire d’une norme dans la foulée des travaux de Georges Bataille
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Marie-Pierre Boucher, « Péché, transgression et identités de genre : une mise à l’épreuve de l’érotologie bataillienne », dans Martin Cloutier et François Nault (dirs), Georges Bataille interdisciplinaire : autour de la Somme athéologique, Montréal, Triptyque, 2009, p. 117-138.
. Pour ce dernier, l’être humain est marqué par la perte d’une continuité fondatrice. Contrairement à la théorie des âmes sœurs de Platon, cependant, l’unité n’est possible, chez Bataille, que dans la mort, une expérience que l’on peut reproduire de façon approximative dans l’acte sexuel et qui passe par la mise à nu, l’exposition, laquelle s’oppose à l’état fermé : « Mais jamais la discontinuité n’est parfaite. En particulier dans la sexualité le sentiment des autres, au-delà du sentiment de soi, introduit entre deux ou plusieurs une continuité possible, s’opposant à la discontinuité première
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Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1957, p. 103.
. » Bien que le propos de Bataille soit dans l’ensemble hétérocentrique, il convient néanmoins de remarquer que la logique qu’il défend ne témoigne d’aucune discrimination à l’égard du sexe des partenaires. Moins qu’un mode de vie, la sexualité serait plutôt une quête existentielle innée qui nous distingue du règne animal et découvre la beauté du corps désirant :
le corps est une machine épouvantable
de toute beauté
épouvantable parce que désirable
de toute beauté parce que désirante
À l’instar de Bataille et, avant lui, de Pasolini et de Sade, Nicholas Giguère contraint le lecteur à la réalité. Sans mâcher ses mots, il traite des rapports sexuels entre partenaires de même sexe, mais pas nécessairement d’homosexualité. On y fait, rapidement, la distinction entre génitalité et attirance tout en multipliant l’iconoclastie, et en démantelant les stéréotypes. Il s’inscrit, certes, dans plusieurs de ces lieux communs, mais ne perd jamais la distance qu’il prend avec son sujet, c’est-à-dire lui-même, de manière à conserver sa puissante lucidité.
Excepté dans les situations où cela peut entraîner une ablation chirurgicale, je me fous entièrement de qui insère quoi dans quel orifice : Q-Tip, brosse à dent, langue, fourchette, pénis ou godemiché, même combat. Je trace aussi une ligne lorsqu’on en vient au consentement et au bien-être animal, mais c’est un autre débat. Si nous clamons la fin de la différence, peut-être serait-il donc temps de ne plus réfléchir aux vecteurs et objets de l’insertion. Il faut aller plus loin, et c’est exactement ce que nous propose Nicholas Giguère.